L’œil de John Neumeier

Le danseur fou de Nijinski

L'ŒIL

Le 1 novembre 2000 - 1343 mots

Peintre, danseur, chorégraphe et directeur du Ballet de Hambourg, John Neumeier est également l’un des plus grands collectionneurs privés d’œuvres représentant Nijinski. Sur une initiative du Dansmuseet de Stockholm et à l’occasion du cinquantième anniversaire de la disparition du « Dieu de la danse », il a accepté, pour la première fois, de montrer au Musée d’Orsay les pièces les plus importantes de sa collection, auxquelles s’ajoutent celles de musées internationaux.

Le 19 mai 1909, lorsque Serge de Diaghilev ouvre avec Le Pavillon d’Armide sa première saison de Ballets Russes au théâtre du Châtelet, Paris ne lui est pas inconnu. Ses grandes connaissances artistiques, son goût sûr et instinctif, son amour pour la Russie, l’avait poussé à organiser, avec succès, des expositions de peintres jusqu’alors dédaignés en Europe et en France : la première, en 1906 à Paris, au Salon d’Automne, est si bien accueillie qu’elle lui donne envie de proposer à nouveau une saison russe en 1907, et, en 1908, de présenter l’opéra Boris Godounov, avec Chaliapine en vedette. Avec ces succès, le monde entier découvre la richesse et la diversité de l’art russe : Diaghilev peut partir à sa conquête... En revenant avec des danseurs tels que Karsavina, Baldina, Ida Rubinstein, Nijinska ou la sublime Anna Pavlova, en faisant découvrir, pour la première fois sur scène,  des décors conçus non plus par des artisans mais par des peintres confirmés, il assied sa réputation. Il va aussi stupéfier un public non averti à cet exotisme inspiré des Ballets Siamois et de la danse libre d’Isadora Duncan. L’assistance guindée, sortie tout droit des romans de Marcel Proust, ne s’attend ni à ces riches décors brossés par Alexandre Benois ou Léon Bakst, ni à ce déferlement de couleurs dans les tableaux et les costumes, ni à la chorégraphie avant-gardiste de Fokine bouleversant les strictes règles établies par Marius Petipa. Elle ne s’attend pas non plus à découvrir l’existence de celui qui deviendra le plus grand danseur du siècle, un jeune homme de 19 ans : Vaslav Nijinski, partenaire, au ballet, de la belle Thamar Karsavina. « Quand je pénétrai dans la loge où j’étais conviée, je compris que je me trouvais devant un miracle. Je voyais ce qui n’avais pas existé encore. Tout ce qui éblouit, enivre, séduit, attache, avait été comme dragué et dirigé sur la scène, et s’y épanouissait dans un naturel aussi parfait que le monde végétal qui prend de la magnificence sous l’influence du climat », écrit avec enthousiasme Anna de Noailles le lendemain de la première.
Ce n’est pourtant pas par une exceptionnelle beauté que brille Nijinski : 1,62 m, des épaules tombantes, un visage quelconque flanqué d’oreilles légèrement décollées, des grosses pattes de moujik... Mais lorsqu’il entre en scène, on ne remarque plus que l’élégance de son port de tête,
la grâce féline de ses gestes, l’exubérance avec laquelle il interprète ses rôles, et ses majestueuses envolées qui donnent au spectateur l’impression que le danseur va se figer dans l’air... « Moitié chat, moitié serpent, monstrueusement agile, féminin, et tout à fait terrifiant... », constate Alexandre Benois pendant les répétitions. Ce qui se fait de plus mondain, de plus élégant, rôde dans les couloirs du Châtelet, dans l’espoir de faire sa conquête. Cocteau, qui tourne ostensiblement autour de Vaslav, pour le plus grand agacement de Diaghilev, dessine en rose et mauve l’affiche qui représente ses bonds ; Étienne de Beaumont, François Mauriac, Émile Henriot et bien d’autres, lui prodiguent quotidiennement leur frénétique admiration, Misia Sert, quant à elle, se contentant de régler la location de la salle et d’y emmener ses amis. Les artistes les plus réputés, peintres, sculpteurs, photographes, veulent immortaliser la plastique du mythique danseur, d’Oskar Kokoschka à Modigliani, de Rodin à Bourdelle, du baron de Meyer à Gerschel... Durant sa courte vie de danseur qui ne dura que 10 ans à cause de troubles psychiatriques qui le feront sombrer dans la folie, Nijinski est aussi le chorégraphe de quatre ballets : L’Après-midi d’un faune en 1912, Jeux en 1913, dansé, pour la première fois dans l’histoire du costume de ballet en vêtements modernes ; Le Sacre du Printemps en 1913 et Till Eulenspiegel en 1916. La même année, la tournée des Ballets Russes en Amérique du sud marque la fin de la liaison Diaghilev-Nijinsky : folle amoureuse de lui, la danseuse Romola de Pulsky avait réussi à se faire engager dans la troupe... et à se faire épouser. D’une jalousie féroce à l’égard de son mari, elle refuse également de reconnaître ses problèmes de santé, malgré ses propos de plus en plus désordonnés et son obsession de la guerre.
Ils s’installent en Suisse, où les médecins le reconnaissent comme fou. Le 8 avril 1950, il s’éteint à Londres à l’âge de 61 ans, laissant au monde de l’art un souvenir indélébile, un journal, d’importantes notes sur le ballet, et des milliers d’œuvres le représentant. Sa personnalité si particulière a influencé, dès son adolescence, l’univers du danseur et chorégraphe John Neumeier.

Vous avez commencé très tôt à vous intéresser au monde de la danse. Quand vous êtes-vous particulièrement concentré sur le personnage de Nijinski ?
Le hasard me l’a fait découvrir, à l’âge de 10 ans, là où je suis né et où j’ai été élevé, à Milwaukee, dans le Wisconsin, État où l’on ne connaissait de la danse que les comédies musicales hollywoodiennes. Comme celles que je voyais me plaisaient, et qu’il y avait des livres sur la danse dans une bibliothèque voisine, je les ai empruntés. L’un d’eux parlait de Nijinsky... J’y ai découvert l’univers magique des Ballets Russes, et la mystérieuse personnalité de ce danseur et chorégraphe. Plus tard, j’ai lu la biographie écrite par sa femme, Romola, et un autre ouvrage où des reproductions photographiques révélaient les extraordinaires décors de Bakst.

Et puis vous avez débuté votre impressionnante collection...
J’ai commencé très modestement avec ce que pouvait m’offrir mon argent de poche : livres d’occasion, gravures, lithographies... toute chose concernant le ballet en général. La première pièce importante a été, en 1975, la tête de Nijinski en bronze sculptée par Una Troubridge, L’Après-midi d’un Faune. C’était chez Sotheby’s, peu avant le premier Gala Nijinski à Monte-Carlo. J’ai aussi pu acquérir l’affiche de Jean Cocteau pour Le spectre de la Rose.

Votre collection a beaucoup grandi depuis les premières acquisitions ?
Cette collection est devenue une véritable histoire d’amour. Dès que je le pouvais, je rachetais des pièces chez d’autres collectionneurs. Et je continue, car je découvre chaque jour quelque chose concernant Nijinski. Je possède maintenant des pièces importantes et inconnues, des portraits de Jacques-Émile Blanche, Klimt, Cocteau. J’ai aussi beaucoup travaillé sur le sujet et tenu un journal. Je voudrais un jour monter un musée de la danse, afin que cette collection ne soit pas dispersée.

Alexandre Benois et Léon Bakst disaient que le rôle du peintre créant le cadre dans lequel le danseur apparaîtrait était primordial. Que pensez-vous de ce constat, vous qui avez étudié la peinture avant le ballet ?
Ils avaient totalement raison ! L’argument d’un ballet et son environnement doivent être une unité et provenir de la même imagination. C’est la raison pour laquelle, jusqu’à maintenant, je dessine souvent mes décors : il faut que tout s’harmonise. On ne doit pas oublier qu’un décor inapproprié peut totalement fausser le concept et la compréhension d’un ballet.

Vous aviez environ huit ans au moment de la disparition de Nijinski. N’est-ce pas frustrant de ne l’avoir jamais vu sur scène ?
C’est un grand regret... Je suis conscient du fait que les temps ont changé, on ne peut pas reconstruire l’ambiance de cette époque, où la seule manière de voir danser cet être mythique était de se déplacer au théâtre. De nos jours avec l’énorme impact des médias, tout le monde pourrait le voir.

PARIS, Musée d’Orsay, jusqu’au 18 février.
À lire : Diary of Vaslav Nijinski, réédité aux éditions Farrar Straus à New York. Sur commande chez Brentanos, 47, avenue de l’Opéra, 75002 Paris, tél. 01 42 61 52 50.
À voir à Hambourg : le ballet Nijinski, les 30 octobre, 4 et 11 novembre.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°521 du 1 novembre 2000, avec le titre suivant : L’œil de John Neumeier

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