L’œil d’Emmanuelle Huynh

Placer la danse sur le champ de la critique

L'ŒIL

Le 1 décembre 2000 - 1369 mots

Emmanuelle Huynh appartient à cette nouvelle génération de chorégraphes en rupture avec un paysage français encore dominé par les grands noms des années 80 (Régine Chopinot, Jean-Claude Gallotta). Son engagement physique, son rapport au temps, sa façon d’enchaîner les mouvements attestent d’une volonté forte : celle de placer la danse sur un terrain moins spectaculaire, un terrain qui soit à la fois critique et ouvert au réel de notre monde.

Comment êtes-vous venue à la danse ?
Petite fille, j’ai commencé par la danse classique. J’adorais ce côté strict et carré. Je n’ai découvert la danse moderne et contemporaine que bien plus tard lorsque je suis venue à Paris à la fois pour me perfectionner techniquement mais aussi pour poursuivre en parallèle des études de philosophie. Au bout de trois ans, je suis partie à Mudra, l’école de danse moderne fondée en Belgique par Béjart où je suis restée deux ans.

C’est à cette époque que vous réalisez votre première chorégraphie. Quelle sorte d’urgence vous poussait à sortir du rôle d’interprète ?
Ma première chorégraphie Momentum (1984), je l’ai co-signée avec José Besprosvany. Nous étions tous deux très marqués par la conception théâtrale de la danse telle que l’on pouvait la rencontrer dans la mouvance de Béjart et des ballets du XXe siècle. Durant des années, on nous avait appris à développer des mouvements à partir d’un sentiment, d’une histoire. Au contraire, Momentum s’est construit à partir d’une Partita de Bach et d’une suite pour violon. Cette pièce était une sorte d’étude quasi mathématique sur un mouvement répétitif : le balancement. Il s’agissait donc d’échapper à ce sentimentalisme propre à notre environnement professionnel pour aller vers des références américaines telles que Trisha Brown ou Merce Cunningham.

Était-ce là une manière de refuser la danse telle qu’elle était pratiquée en Europe et plus particulièrement en France ?
Lorsque je suis rentrée en France pour travailler avec Odile Duboc, j’ai soudain pris toute la mesure des années 80, de cette explosion autour de Régine Chopinot, de Daniel Larieu ou Jean-Claude Gallotta. Curieusement, je ne me reconnaissais pas dans cette grande diversité. Le seul avec lequel je souhaitais travailler était Dominique Bagouet à cause de sa réflexion sur l’écriture du mouvement. Chez des gens comme Chopinot ou Gallotta, je repérais une sorte de fascination pour la mode,
la bande dessinée, pour les trucages et l’artifice. J’en ai eu assez de ce paysage chorégraphique français engoncé dans ses effets sans intérêts, dans son spectaculaire monumental, dans sa surdétermination du costume, de l’histoire, de la lumière et de la technique, de ce besoin continuel
de virtuosité au détriment de la danse elle-même. Désormais, je refusais de bouger sans savoir pourquoi. Ma première chorégraphie, Mùa, où j’étais seule, nue, dans une obscurité presque totale, était une façon d’y répondre.

Comment appréhendez-vous le temps dans vos spectacles ?
Le temps est souvent étiré. C’est un temps qui dure, qui suspend les choses. Pourtant, je ne travaille pas sur la lenteur. Simplement, j’ai toujours l’impression qu’il y a trop de choses, même si les spectateurs me racontent que mes pièces sont pleines d’événements. En général, je dépasse rarement la demi-heure, sauf pour mon dernier spectacle.

Après Mùa, vous réalisez Passage puis Tout contre. On a l’impression que vous passez alors d’une quête identitaire à une interrogation sur l’altérité !
Après mon solo dans Mùa, j’ai voulu qu’une personne apparaisse. Je traversais alors une période assez sombre. Je suis donc passée d’une enquête sur le « un » à l’étape suivante : que se passe-t-il lorsque l’on est deux ? Tout contre était une visite de ce qu’être deux signifiait, que ce soit dans la fusion ou dans la séparation. Il y avait là une sorte de déclinaison physique de la sensation de limite. C’était également une étude sur le désir, sur ce besoin que l’on éprouve tous à rencontrer une autre personne. Cette œuvre jouait sur les petites distances, sur la contraction et la dilatation d’écarts, sur la vitesse et les chocs aussi.

Vous avez aussi travaillé avec des artistes. Pouvez-vous en parler ?
J’ai toujours été passionnée par les arts visuels et tout particulièrement par les processus de fabrication mis en place par certains artistes. À la suite d’une expérience avec Richard Deacon, j’ai voulu rencontrer et produire des œuvres en liaison avec d’autres créateurs. Curieusement, aucune des expériences que j’ai pu mener ne s’est déroulée comme je le souhaitais. Souvent, des institutions comme le Capc de Bordeaux ou l’ARCO à Madrid, m’ont proposé de venir danser face à une œuvre. Je suis ainsi intervenue dans l’exposition de Louise Bourgeois au Capc. Mais, peut-on parler de collaboration lorsqu’on échange simplement des messages avec l’artiste ? Pour moi, j’étais plus dans la performance que dans la danse. Lorsque j’ai participé à une exposition d’Annette Messager au Palais Vélasquez à Madrid, j’ai choisi d’isoler certains de ses thèmes (la douceur cruelle, le domestique), pour ensuite les transférer dans ma pratique. J’ai vécu cela comme la traversée de paysages qui répondaient à des questions que je me posais alors notamment sur la condition féminine. Mais il ne s’agissait pas là de véritable collaboration. Tout au plus je me contentais de créer des frictions entre mon propre travail et les œuvres. J’étais vraiment dans l’animation culturelle même si, je l’avoue, l’inconfort de ces situations fut riche d’enseignements pour moi. J’ai appris à travailler plus vite, à gérer une improvisation et à me départir de certains réflexes. À un moment, j’ai arrêté ce genre de performances. Je ne voulais vraiment pas devenir la danseuse des musées.

Avec quels artistes souhaiteriez-vous véritablement collaborer ?
J’aurai souhaité collaborer avec le Britannique Steve McQueen (L’Œil n°513). La façon dont il établit un rapport organique entre la caméra et lui me passionne. Il y a trois ans, lorsque j’ai enfin réussi à le rencontrer, nous avons débuté un projet en commun qui malheureusement n’a jamais abouti.

Pourquoi ?
Il n’a jamais vraiment trouvé sa place. Il n’arrivait pas à voir comment une de ses œuvres pouvait aboutir à une pièce totalement hétérogène avec de la danse et de la vidéo. Après l’abandon du projet, je me suis mise à la recherche d’un artiste avec lequel travailler. Lors d’une discussion à l’Ircam, on m’a indiqué l’œuvre de Christian Marté qui était musicien et plasticien. Avec lui, j’ai une fois de plus l’impression d’avoir passé une commande. Mais il existe d’autres artistes avec lesquels je rêverais de travailler. James Coleman ou Martha Rossler par exemple. Actuellement, j’organise des sessions de travail avec des artistes de ma génération tels Nicolas Floc’h (plasticien), Mathieu Kavyrchine (vidéaste) et Francesco Careri (architecte).

Vous avez déclaré que la danse était un mode de résistance à la barbarie et à la logique de l’économie de marché.
J’ai dit cela ? (rire) Je ne vote pas. Mon engagement politique de citoyenne est donc très faible. Pourtant, danser représente pour moi un moyen d’interroger le réel et de questionner la manière dont je vis certaines choses. La façon dont nous sommes tous engagés dans le monde qui nous entoure avec son uniformisation, ses besoins identitaires, ne me convient pas. Lorsque je danse, que j’accélère ou ralentis, je résiste physiquement à un mode d’être dans lequel nous sommes tous enfermés. Moi aussi, je suis parfois une sorte de zombie. Moi aussi, je cours continuellement dans
la vie. Lorsque j’essaie de configurer des agencements, des morceaux de réalités, je propose, le temps d’un spectacle, une vision qui défait et résiste à ces phénomènes. Pour moi, la danse demeure une activité critique puisque je tente de transmettre une vision du réel à d’autres humains. C’est également un projet politique.

Comment expliquez-vous cette difficulté de réception de la danse dans le public contemporain ?
La danse a toujours cette image d’un art soporifique, intello, incompréhensible. La danse contemporaine est encore un art jeune. Pour les gens, c’est un art du divertissement. Il est très rare de rencontrer des spectateurs conscients d’être face à un mode d’expression qui puisse être un art critique ou politique, un art spécifique totalement inscrit dans le projet moderne.

PARIS, Centre Pompidou, 7-10 décembre. Les photographies d’Emmanuelle Huynh par Isabelle Waternaux sont visibles à la Gilbert Brownstone Family Foundation, 17, rue St-Gilles, 75003 Paris, tél. 01 42 78 43 21, 7 décembre-20 janvier.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°522 du 1 décembre 2000, avec le titre suivant : L’œil d’Emmanuelle Huynh

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