Sir John Soane l’architecte visionnaire

Par Adrien Goetz · L'ŒIL

Le 1 mars 2001 - 1047 mots

En attendant l’ouverture du Musée de l’Architecture autour du fonds du Musée des Monuments français, les Archives nationales accueillent l’exposition « Le rêve de l’architecte ». L’occasion de comprendre les visions débridées de Sir John Soane.

Dans la pénombre de la salle des peintures, au 12-14 Lincoln’s Inn Field, actuel Soane’s Museum de Londres, deux grands dessins aquarellés et rehaussés de gouache décomposent et multiplient l’espace. Les effets artificiels de lumière et d’ombre attirent l’œil. Le regard plonge dans un kaléidoscope de maquettes, de plans, de vues d’intérieur et de ruines. Les autres tableaux dans la pièce, fixés sur des panneaux mobiles, juxtaposent d’autres vues d’architectures réelles et imaginaires. L’horizon s’ouvre et se ferme, les lignes de fuite pivotent, les élévations grincent sur leurs charnières. Avant de parvenir dans le saint des saints, le visiteur s’est perdu dans les coursives et les pontons de ce vaisseau amiral. Dans la maison-musée de l’architecte mort en 1837, il a erré entre le sarcophage du pharaon Séthi Ier, le « parloir du moine » incrusté de pierres du vieux palais de Westminster, un amoncellement de marbres antiques, d’ornements médiévaux, des constellations de moulages, une machinerie savante fruit de 50 ans de passion et de réflexion. Faut-il admirer l’harmonie d’ensemble ou se perdre dans les mille morceaux collectionnés par l’architecte ? Dans un désordre qui se veut pédagogique, les pièces prétendent enseigner une histoire de l’art. Elles ne racontent qu’une vie, par fragments. Défilent les voyages, le Grand Tour, l’admiration pour Piranèse ou pour Turner, la mort de Fanny, le chien de manchon de Madame Soane, l’amour pour l’Italie, le pittoresque des abbayes, les pendules à mécanismes, les clartés de la nuit dans les champs de ruines, les plantes rares, les miroirs convexes et, ce qui ne contredit rien de tout cela, le goût très anglais pour le sublime et le mystère.
Ces deux dessins ont été construits comme cette maison, par collages, par ajouts, avec un art consommé des symétries et des cassures. Ils sont l’œuvre de Joseph Michael Gandy, admirateur de l’architecte. Avec ces deux caprices architecturaux, peints en 1818 et en 1820, dans la lignée des collections imaginaires que Giovanni Paolo Pannini inventait au milieu du XVIIIe siècle, il a représenté une Sélection de constructions publiques et privées bâties selon les plans de John Soane et une Vision architecturale de tout ce qu’il n’a pas construit. Toute une vie, vécue et rêvée, en deux grandes feuilles superposables. Le premier dessin, c’est la gloire de Soane : la banque d’Angleterre, la Dulwich Picture Gallery, des villas, des écuries, la façade de la maison de Lincoln’s Inn Fields, celle-là même qui contient cette prouesse graphique, ce rassemblement de tours de force.

Un labyrinthe autour du Minotaure de la finance
La grande œuvre, la banque d’Angleterre, démolie dans les années 1920, semble se démultiplier : maquette générale, façades, cours intérieures, bureau des virements, salle des lingots... C’est sans doute ainsi que Soane voulait que l’on vît ce bâtiment immense, qui occupait tout un pâté de maison, comme un monde clos sur lui-même qui se livre progressivement au visiteur. L’architecture de Soane est un organisme vivant, qui se développe, se multiplie par viviparité. Ses éléments sont classiques, son vocabulaire reste celui des colonnades et des coupoles, mais son plan est celui d’un labyrinthe, autour du Minotaure de la finance anglaise. Aucune grande perspective ouverte, aucune rationalité « classique » à la Percier et Fontaine, mais un dédale de couloirs et de salles qui s’imbriquent, une multiplicité de vues, comme dans un jardin « à l’anglaise ». Soane joue avec les références antiques et médiévales, invente l’éclectisme, pratique un art fait de citations, de réminiscences mélancoliques, de collages imprévus. Il imagine ses constructions en ruines et dessine ses chantiers avant qu’ils ne commencent. Il laisse croire qu’il joue avec l’espace et travaille en fait avec le temps. Il prouve, par avance, que le néoclassicisme ou le romantisme ne sont que des mots inventés par les historiens de l’art pour clarifier l’architecture de leurs manuels. Le second dessin montre le Londres idéal de John Soane, mais en désordre : Opéra, pont triomphal, Chambre des lords, Sénat, pénitencier, banque d’Irlande, arc de triomphe pour Hyde Park Corner, au premier plan, symbole ironique et dérisoire de tous ces échecs d’une existence en vue cavalière... Une vie d’architecte est faite aussi des contrats qu’il n’a pas signés.

Marche funèbre en l’honneur d’un héros
A droite du premier dessin, une silhouette lilliputienne, à sa table de travail, tient un compas, personnage perdu au regard vide, comme étranger à la chaussée des géants que constitue son œuvre. En 1776, Christopher William Hunneman avait peint ainsi le jeune Soane avec, entre les doigts, l’emblème de son métier. Le tableau était dans les combles, caché dans la chambre de l’architecte. A gauche du dessin, une maquette drapée de noir arrête le regard. Il s’agit du tombeau d’Eliza Smith, nièce du riche entrepreneur George Wyatt, que Soane avait épousée en 1784. Aucune des constructions représentées sur le dessin n’est postérieure à l’édification de ce mémorial. L’œuvre, et la vie avec elle, buttent sur cette date fatale. Sur l’autre dessin, des promeneurs anonymes semblent perdus entre ces bâtiments qui ne furent jamais construits. Une procession minuscule gravit la colline qui symbolise ce que l’Angleterre ne commanda pas à l’architecte, l’acropole imaginaire des idées restées lettres mortes, dans le secret des meubles à plans. Il s’agit du convoi de Nelson, le grand homme de Trafalgar, le héros moderne par excellence. Soane avait conservé, comme un talisman, son billet d’entrée pour la cérémonie funèbre, en 1806, à la cathédrale Saint-Paul. Ce second dessin contient le plus noble des sépulcres, plus poignant que celui de la femme aimée, celui des rêves inaboutis, des héros morts, le mausolée de la misérable Angleterre, qui n’a pas eu assez de courage pour donner à son plus grand architecte, au Nelson des bâtisseurs, les moyens de faire de Londres la plus belle capitale d’Europe et de surpasser Paris. Le sens premier de « monumentum », c’est « tombeau ». Dans ces dessins, ces Vanités architecturales, comme dans les miroirs de sorcière de la maison de Lincoln’s Inn Field, c’est la mort, celle des amours, des ambitions et des rêves, qui se laisse un instant entrevoir.

- PARIS, Archives nationales, jusqu’au 16 avril.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°524 du 1 mars 2001, avec le titre suivant : Sir John Soane l’architecte visionnaire

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