Le fauvisme au-delà de la couleur

L'ŒIL

Le 1 mars 2001 - 1843 mots

Loin de la débauche de couleurs de leurs peintures, les Fauves ont, à travers leurs estampes, exploré toutes les nuances du noir et blanc. L’exposition du Musée d’Art moderne de Lille Métropole révèle cet art dépouillé aux contrastes exacerbés.

Si l’éreintement par la critique des œuvres exposées dans la célèbre salle VII du Salon d’Automne de 1905 ne fut pas unanime, nombre d’articles virulents portèrent sur l’utilisation jugée excessive de la couleur. Il suffit de citer quelques termes, parmi tant d’autres, pour facilement comprendre l’appellation de « fauves » qui s’est imposée : « orgie des tons purs », « bariolages informes », « couleurs criardes », « couleur hurlante », « coloris cruel ». Et de ce qui était perçu comme exotique, primitif et sauvage, l’on descendit jusqu’à l’animal, la bête fauve qui déchiquetait aveuglément ce qui se trouvait alentour. Mais dès les premières expositions, le scandale du fauvisme fut moins lié à son rejet du dessin, de la ligne, du modelé, au recours à l’aplat, à la « déformation » des corps et des visages qu’à la débordante présence de la couleur. L’exposition du Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, « Le fauvisme à l’épreuve du feu », n’a fait d’ailleurs que confirmer, chocs visuels et violences verbales en moins, l’impression des premiers spectateurs quant à la suprématie de la couleur dans les compositions. A partir de 1905, ayant pour protagonistes les Fauves français et les expressionnistes allemands, le phénomène gagna rapidement toute l’Europe et la couleur devint l’un des enjeux essentiels de la modernité picturale. Il n’en a pas toujours été ainsi. Un rapide regard rétrospectif, depuis la condamnation de la couleur par Platon en passant par les batailles entre rubénistes et poussinistes, partisans d’Ingres et partisans de Delacroix, pour aboutir aux hardiesses des impressionnistes et des divisionnistes dont sont directement issus les artistes fauves, montre que la question et la pratique de la couleur traitée en elle-même sont formulées bien tardivement. Cet arrière-plan historique ne doit pas être oublié si l’on veut saisir toute la portée du travail poursuivi simultanément en noir et blanc dans les estampes et les lithographies par les Fauves.
Si la belle trouvaille du titre de l’exposition, « Le fauvisme en noir et blanc », semble une contradiction dans les termes, c’est que la peinture fauve a occulté d’autres pratiques, telles que la sculpture et l’estampe, dans lesquelles les questions relatives à la couleur sont autrement posées. Par exemple, la sculpture fauve de Derain et de Matisse n’est pas peinte, alors que celle de Kirchner est polychrome. Peut-on parler, à propos des œuvres ici exposées, du noir et du blanc comme de l’absence de couleurs, sinon des non-couleurs ? Le noir et le blanc ne sont-ils pas, eux aussi, des couleurs ? Selon les règles picturales en vigueur à travers les époques, tantôt on niera le fait, tantôt on le mettra en avant. Affaire de goût, de conventions et de théories. Mais il n’est pas indifférent que les Fauves français travaillèrent presque exclusivement en noir et blanc, se démarquant ainsi de l’estampe de la fin du siècle précédent. Quant aux Fauves allemands (puisqu’il est désormais admis que le fauvisme est un phénomène européen), s’ils produisirent régulièrement des estampes en couleurs, ils considérèrent tout autant, si ce n’est plus, celles réalisées en noir et blanc. Leur valeur et qualité plastiques ne sont pas moindres. Il est vrai que la petite taille des estampes, leur faible tirage, le peu de diffusion à l’époque ainsi que les rares expositions montées depuis les ont reléguées dans les marges de l’art fauve, comme si elles étaient devenues les ombres portées des couleurs de la peinture.

Une expression directe, immédiate
La présente exposition est donc l’occasion de reconsidérer cette production, trop souvent appréhendée comme mineure, afin de mieux la rattacher à des enjeux esthétiques élargis. L’un de ces enjeux consiste à simplifier les formes, à réduire les contrastes entre la figure et le fond, à esquisser les contours, à ébaucher les lignes d’un visage, à tendre vers l’aplatissement et à éviter les « couleurs mimétiques ». Par ses techniques et son matériau, la gravure au canif sur bois de fil convenait à merveille à un art de l’expression directe et immédiate. Réduire, soustraire, enlever, exclure, devint l’un des fondements de l’entaille ou du trait de l’estampe, ainsi que l’avait pressenti Derain : « Il y a beaucoup à faire en procédant en peinture, pour le dessin, comme nous avons procédé jusqu’ici pour la couleur ». L’une des solutions fut l’estampe. Et c’est par choix et décision esthétique, non pour des raisons strictement techniques, que les Fauves parvinrent à quelques règles plastiques fondamentales. Point d’enjolivements inutiles mais dureté de l’incise, refus des gradations subtiles et fines, ce qui est parfaitement réalisable, au profit de contrastes nettement définis, le dépouillement au lieu de la surcharge. Par sa brièveté et sa concision, la gravure était en fait encore plus réductrice, plus simplificatrice, allant à l’essentiel du sujet représenté. Et l’essentiel pouvait parfois se résumer à une sorte de tache faite au hasard, telle La Veuve (1903) d’Albert Marquet qui, si ce n’était le titre, pourrait s’apparenter à quelques coulures aléatoires sur du papier. Ou bien annoncer les tentatives abstraites. Une estampe de Schmidt-Rottluff, Chemin avec des arbres (1911), est d’ailleurs contemporaine des travaux avant-coureurs de l’abstraction dûs à Kupka, Picabia ou Larionov. Cela n’est pas fortuit chez les Fauves, puisqu’il en allait de même dans leurs peintures. Et malgré leur peu de connaissance au début des techniques d’incision et d’impression, ils ont si rapidement intégré cette nouvelle approche qu’il est aisé de reconnaître la griffe de chacun dans les estampes. Il n’est que de regarder les Nus (1906) d’André Derain, Nu accroupi, les yeux baissés (1906) d’Henri Matisse ou L’Usine (1910) d’Erich Heckel, pour constater l’évidente parenté avec leurs peintures d’alors, ou encore de comparer les estampes et de voir l’étonnante diversité des styles et des méthodes, néanmoins identifiables. Même si parfois certains artistes se révèlent sous un tout autre jour grâce à une pratique qui requiert la concentration du geste et un propos ramassé, tel Marquet, serein dans ses peintures mais nerveux dans les estampes.

Vitalité créatrice et force dévastatrice
A cet égard, l’on retrouve également entre les estampes des Fauves français et celles des allemands une distinction établie pour leurs peintures : sérénité, allégresse et vitalité créatrice pour les premiers ; angoisse, inquiétude et force dévastatrice pour les seconds. Sans doute, l’ « expression » de l’intériorité de l’artiste dans l’œuvre, selon le mot de Matisse, est une idée défendue par la majorité des Fauves, puisqu’en écho, Kirchner pourra affirmer : « De même qu’il est intéressant d’explorer les gravures jusque dans le moindre détail, feuille par feuille, sans voir le temps passer, de même on n’apprendra nulle part ailleurs mieux à connaître un artiste qu’en contemplant ses gravures ». S’impose également à tous le retour aux origines de l’humanité et un goût prononcé pour l’art primitif, que l’on retrouve par exemple dans le Couple enlacé d’André Derain et Femme avec une sculpture nègre de Kirchner. Mais étant donné l’extrême simplification des moyens et, par conséquent, le recours à des techniques peu différenciées, il apparaît encore plus nettement ici que les productions des Français présentent les images d’un sujet ouvert au monde, alors que celles des Allemands expriment une défiance à l’égard de celui-ci. Non pas tant parce que les courbes et les lignes d’un Derain ou d’un Matisse s’opposent aux arêtes et aux angles d’un Kirchner ou d’un Heckel, car l’on pourrait trouver des contre-exemples, mais parce que les estampes des Fauves allemands contiennent une noirceur morale et physique que ne possède pas l’expression des estampes françaises. Toutefois, pour les mêmes raisons (radicalisation extrême des pratiques et procédés), par-delà les divergences et les différences à l’intérieur d’un même groupe d’artistes ou entre divers groupes, le point commun indéfectible de la pratique de l’estampe demeure le renforcement des principes plastiques. Même les sources plastiques issues de la peinture que l’on peut repérer dans les estampes (Cézanne, Gauguin, frises des bas-reliefs, décors et ornements, maîtres anciens, influence de l’art primitif africain ou océanien), ainsi que les thématiques (figure humaine, scènes urbaines, paysage, marine, intérieur, nus) trouvent en celles-ci une expression accrue. Il ne s’agit pas d’une simple transposition ou application de la grammaire picturale à l’estampe. Le noir de cette dernière ne peut être l’équivalent de l’absence de couleur et le blanc ne saurait s’identifier aux parties de la toile laissées parfois en réserve. Ainsi que le souligne Emmanuel Pernoud dans son livre L’Estampe des Fauves : « Si la peinture des Fauves déployait l’éventail des contrastes possibles, leur estampe les condense en un seul. Par l’usage exclusif du noir et blanc, l’estampe radicalise le contraste, transformant la multiplicité en alternative unique, la relativité des contrastes en contraste absolu. (...) en exaspérant le contraste et en le simplifiant tout à la fois, leurs bois mènent au principe de leur peinture ». Couleurs ou pas, à tendance picturale ou non, qu’ils soient lignes ou masses, grossiers ou fins, donnant lieu à d’innombrables formes ou les réduisant à du presque rien, ces noirs et blancs fascinent par une curieuse radicalisation du procédé. Radicalisation qui semble irrévocable mais ne finit pas de fournir des paradoxes : couleur et non-couleur, vide et plein, pesanteur et légèreté, apparition et disparition, le grand dans le petit, image unique et reproductibilité...

D’ombre et de lumière
Cette nette séparation entre le noir et le blanc, comme la séparation du jour et de la nuit, de l’ombre et de la lumière, faisant qu’ils ne peuvent coexister et ne doivent leur apparition qu’à leur impossible réunion, pourrait être considérée non seulement comme un principe de la peinture fauve, mais peut-être comme un principe de certains courants avant-gardistes du début du XXe siècle. En tant que principe réductionniste, l’on pense évidemment au Quadrangle noir de Malevitch, à certaines œuvres de Kandinsky jouant uniquement du noir et blanc, mais également aux rayogrammes de Man Ray ou de Moholy-Nagy des années 20. Curieux rapprochements, certes. Mais lorsque l’on sait le puissant impact de la problématique de la couleur sur les avant-gardes, celle du noir et blanc n’était pas ignorée. Il n’est donc pas impossible que ce principe du noir et blanc, simple et comme définitif, ait pu jouer son rôle dans la modernité.

L’exposition

Elle réunit une centaine d’estampes et de livres illustrés réalisés par des artistes fauves (Matisse, Manguin, Marquet, Dufy, Friesz, Vlaminck), leurs précurseurs (Gauguin, Maillol, Munch, Vallotton, Valtat) et leurs contemporains expressionnistes allemands (Kirchner, Schmidt-Rottluff, Heckel). Cette exposition est aussi l’occasion unique de montrer la série de gravures sur bois d’André Derain, appartenant au Musée d’Art moderne. « Le fauvisme en noir et blanc, de Gauguin à Vlaminck, l’estampe des Fauves et son environnement », Musée d’Art moderne Lille Métropole, 1, allée du Musée, 59650 Villeneneuve d’Ascq, tél. 03 20 19 68 68. Internet : http://www.nordnet.fr/mam/ jusqu’au 8 mai. Horaires : tous les jours sauf le mardi, de 10h à 18h. Tarif : 41 F. Gratuit le premier dimanche de chaque mois jusqu’à 14h.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°524 du 1 mars 2001, avec le titre suivant : Le fauvisme au-delà de la couleur

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque