Art ancien

Sous le soleil de l’Italie, les artistes du Grand Tour

Par Frank Claustrat · L'ŒIL

Le 1 avril 2001 - 1684 mots

Fuyant leurs ateliers et leurs pays d’origine, les peintres européens de la fin du XVIIIe siècle s’enflamment pour les paysages italiens. Le « plein-airisme » changera radicalement leur perception du monde et sera à l’origine d’une longue tradition. L’exposition du Grand Palais, « Paysages d’Italie, 1780-1830 », retrace l’errance de ces paysagistes pour capter sur leurs toiles la lumière italienne.

Dès 1780, le Grand Tour qu’effectuent les peintres de l’Europe entière à la découverte des sites et de la lumière de l’Italie suscite une nouvelle façon de représenter la nature, sans artifice, grâce à la pratique dite du plein air. Désormais l’artiste réalise une œuvre en extérieur et non plus, comme il était d’usage, en atelier. Généralement de petits formats et longtemps conçus pour l’étude, ces paysages « modernes » ont entraîné un changement radical de la perception du monde. La formule, topographique ou idéalisée, employée par les vedutistes va progressivement laisser place à une vision sensible, synthétique, réaliste et qui n’aura pour simple prétention que de s’attacher aux seules valeurs du cadrage, de la composition et de la lumière vive.

L’expérience du plein air
Contrairement aux idées reçues, l’expérience du plein air n’a pas été développée sous l’impulsion unique des précurseurs de l’école romantique anglaise. Celle-ci, il est vrai, grâce au regain d’intérêt pour la technique de l’aquarelle à la fin du XVIIIe siècle et dans la première moitié du XIXe siècle, fait passer magistralement de l’étude en plein air, stade provisoire d’une œuvre future, à l’œuvre de plein air, entièrement composée face à la nature. La production de Turner, par exemple, marque cette très nette évolution. A l’Académie de France à Rome, la coutume d’aller faire des esquisses dans la campagne environnante existait depuis longtemps, mais sous la forme d’un simple exercice pédagogique semi-officiel, du temps où Nicolas Vleughels dirigeait l’établissement, entre 1724 et 1737. Il s’agissait d’une initiative inédite, dont Vleughels avait finalement obtenu l’accord du surintendant des Bâtiments du roi, pour conduire régulièrement ses pensionnaires hors de la ville afin de dessiner d’après nature. Concernant les œuvres à l’huile, il y avait de rares exceptions avec Jean-Baptiste Oudry ou François Desportes, dont on connaissait depuis le XVIIIe siècle les nombreuses études exécutées d’après nature. Ces artistes emportaient avec eux un matériel de peinture et s’installaient en plein air pour réaliser des pochades, véritables tableaux aboutis (la plupart du temps des croquis en couleur exécutés en quelques coups de pinceau fougueux et maîtrisés à la fois), à la différence de l’esquisse, qu’ils utiliseront ultérieurement pour des compositions plus élaborées, accomplies en atelier. Entre autres, Joseph Vernet, Pierre-Henri de Valenciennes ou Thomas Jones, sans oublier Corot durant son premier voyage en Italie, entre 1825 et 1828, emploient encore la pochade, bien avant les membres de l’école de Barbizon. Leurs œuvres plein-airistes, des paysages pour l’essentiel, comme celle de Johann Christian Reinhart (Ruines de la Villa Adriana), délicate et précoce, confèrent à la peinture le caractère d’une pratique autonome.

Baigné d’un air cristallin
Si l’usage de cette pratique ne devient un dogme qu’avec l’impressionnisme (Monet, notamment, peint directement ses tableaux dehors, et même en plein soleil), peu de recherches nous éclairent à la fois sur les pionniers du plein air et sur leurs « suiveurs ». Si depuis les années 1870, la peinture de plein air est admise par un certain public au même titre que la peinture d’atelier, elle fait également éclore de très remarquables écoles nationales. Par exemple, le critique d’art Charles Ponsonailhe, en 1889, choisit les qualificatifs de « plein-airistes » et de « plein-airisme » pour désigner les peintres scandinaves et leur école. Cette esthétique, maintenant officialisée, et dont les origines remontaient en partie à plus d’un siècle, était en accord avec leur raison et leur tempérament, la seule aussi capable de traduire fidèlement le milieu naturel septentrional et ses qualités atmosphériques, baigné d’un air cristallin. L’impression d’espace sauvage et infini qui caractérise le paysage nordique trouvait enfin les moyens techniques et conceptuels pour exister picturalement. De 1780 à 1830, l’école internationale de peinture de plein air en Italie, dont Rome était le centre, ne constitue donc pas seulement une révolution fondamentale du comportement artistique et de ses procédés techniques, mais dénote aussi une remarquable évolution esthétique et théorique. Elle marque soit une envie de saisir les effets fugitifs, allant même parfois jusqu’à une valorisation de l’éphémère en tant que tel (Thomas Fearnley, Tornade dans la baie de Naples), soit un désir de contact direct avec la nature, d’impression immédiate plutôt qu’élaborée, soit encore un intérêt pour la réalité telle qu’elle est, hors des principes d’école et des arrangements fabriqués. Parallèlement, la peinture de plein air s’est attachée à une évolution des idées fondées sur la reconnaissance d’un nouveau statut adapté au paysage empreint de sobriété et d’une étonnante fraîcheur. Le genre devient un éloge de la nature dans toute sa vérité et acquiert son titre de noblesse, à l’instar du paysage historique (Johann Wilhelm Schirmer, Cyprès à la Villa d’Este). Contemporaine du courant néoclassique, la nouvelle manière consistera à peindre directement « sur le motif » un lieu que l’artiste choisit avec une extrême attention pour le naturel de son cadre ou la beauté éblouissante de son panorama (Johan Georg von Dillis, Vue de Rome avec Saint-Pierre au loin). Parcourant les itinéraires recommandés par les guides, plaçant leur chevalet devant les sites pittoresques ou isolés, à Tivoli, Subiaco, Terni, Nemi ou Capri, tous signalés par les plus fameux traités de l’art du paysage, les peintres de cette génération renouvellent de manière définitive le regard porté sur la nature. Peignant directement devant elle, ils maîtrisent mieux la fidélité de sa description. Ils abandonnent peu à peu les poncifs et les règles académiques et se laissent guider avant tout par les sentiments qu’ils éprouvent sur place. Jusqu’en 1830, la doctrine du plein air transforme avec une scrupuleuse et étonnante cohérence la technique picturale de la représentation de la nature avec le sentiment ressenti devant elle par le peintre, puis par un public bourgeois très amateur de tableautins si ravissants. En générant de nouvelles émotions, plus humaines, la technique employée, qu’elle soit spontanée ou méticuleuse, exécutée indifféremment à l’huile ou à l’aquarelle, à la mine de plomb ou à l’encre, contribue radicalement à bouleverser l’esthétique du paysage. Elle exacerbe les sensibilités, défrichant autant le courant romantique que la tendance réaliste. Au sein de ce vaste mouvement, le rôle joué par l’Italie est essentiel. En effet, les artistes européens, anglais, français, allemands, belges, danois, norvégiens, russes et bien sûr italiens, rêvaient de se rendre dans la capitale romaine, creuset de la civilisation occidentale, mais aussi à Florence, Venise, Naples, chacune de ces villes apportant aux peintres des émotions et des souvenirs historiques et artistiques différents. Durant leur séjour, parfois de plusieurs années, les paysagistes étaient stimulés par la confrontation des personnalités et des cultures, fascinés par la beauté des architectures et des paysages méditerranéens. Séduits par la luminosité des ciels et la franchise des couleurs, chacun pratiquait à sa manière l’exercice de l’étude du paysage d’après nature, cheminant dans la campagne romaine, les rues des villes, les montagnes et les lacs. L’expérience vécue durant leur voyage italien enrichissait ensuite leur œuvre de manière définitive.

Un contingent de paysagistes étrangers
Une petite dizaine seulement de ces artistes visionnaires ont atteint la notoriété. On peut citer Granet, Thomas Jones, Turner, Bonington, Wright of Derby ou Corot. Mais, pour l’essentiel, ils restent méconnus. C’est le cas d’Achille-Etna Michallon, Louis Gauffier, Simon Denis, John Robert Cozens, Pierre-Athanase Chauvin, Christen Købke ou Christoffer Wilhelm Eckersberg. La liste des inconnus du grand public concerne des étrangers rarement exposés comme l’Allemand Johann Heinrich Schilbach ou Thomas Fearnley, le premier paysagiste norvégien à connaître la production de Turner et de Constable. Le contingent de paysagistes étrangers travaillant à Rome fournissait un vivier de talents inépuisable. Par leurs sujets modestes et le plus souvent des vues abruptement cadrées, les peintres de plein air font preuve d’une assurance et d’une sûreté de main étonnantes, si bien que chaque coup de pinceau participe d’une adéquation saisissante entre sujet et image. En troquant le crayon contre le pinceau, le plein-airiste s’engage à traiter simultanément la forme, l’espace, la couleur et la lumière, comme autant d’aspects interdépendants d’un seul et même phénomène. La cohérence picturale d’une œuvre ne relève plus de la synthèse habile de plusieurs composantes comme dans le paysage classique, mais désigne l’instantanéité globale de la perception visuelle.
Avec Artiste dans sa chambre à la Villa Médicis, en 1817, Léon Cogniet démontre que la pratique de la peinture sur le motif n’était pas une spécificité des paysagistes. Dans ce cas bien précis, on serait tenté de parler de « plein air d’intérieur », tant la place réservée à la fenêtre ouverte est importante. Le modèle lit une lettre de ses parents dans le décor minimal de son logement provisoire, mais le vrai sujet du tableau est bien l’étude de la lumière diffuse dans un espace limité, occupation sérieuse davantage que diversion agréable. Ce type de recherche faisait partie des échanges entretenus en dehors des cadres officiels au sein de la communauté artistique romaine. C’est un motif que l’on trouve dans beaucoup d’autres intérieurs du XIXe siècle (abondamment repris, spécialement par Gustave Caillebotte), mais qui revêt ici une signification particulière, car la vue délimitée par la fenêtre renvoie au répertoire de la peinture de plein air en Italie dans les années 1820. La peinture de plein air marque le commencement d’une tradition ininterrompue, et lorsque les impressionnistes Monet, Renoir et Sisley commencent à peindre à Argenteuil, les paysagistes représentent déjà la nature pour elle-même depuis presque un siècle.

L’exposition

Elle se propose d’étudier la naissance, en Italie, du paysage moderne qui a marqué le XIXe siècle et, au-delà de l’impressionnisme, les débuts du XXe siècle. 190 œuvres sont rassemblées. Des artistes français mais aussi danois, anglais, allemands, belges, russes et italiens dont le travail a participé à la remise en cause des idées anciennes sur le paysage. « Paysages d’Italie. Les peintres du plein air 1780-1830 », Galeries nationales du Grand Palais, tél. 01 44 13 17 17. Du 5 avril au 9 juillet.

Thématiques

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°525 du 1 avril 2001, avec le titre suivant : Sous le soleil de l’Italie

Tous les articles dans Expositions

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque