Le secret des masques dogons

L'ŒIL

Le 1 mai 2001 - 2289 mots

Dévoilé par la Mission Dakar-Djibouti dans les années 30, l’art dogon raconte, à travers ses statues et surtout ses masques, la création du monde. Une exposition à la galerie Jean-Jacques Dutko et un livre publié par les éditions Adam Biro évoquent cette véritable mythologie mettant en scène un peuple aux rites envoûtants.

La nuit du 30 septembre 1931 a été agitée à Sanga, en pays dogon. Cris d’oiseaux, braiments d’ânes ont indiqué que, bien avant l’aube, le village préparait une levée de deuil, cérémonie intervenant après les funérailles d’une femme très âgée. Les danses exécutées par les parents de la défunte ont précédé la sortie des masques. Au rythme des tambours, accompagnés de cris et de déflagrations de coups de fusils, l’ethnologue Marcel Griaule et son équipe assistent à une extraordinaire manifestation : dans la fumée, la poussière et la foule, des personnages masqués, danseurs au corps paré, bondissent, se livrent à une sorte de combat, envahissent les terrasses des maisons, instaurant par les mouvements coordonnés de la chorégraphie un certain ordre dans le chaos. Il faut imaginer l’émotion ressentie par l’équipe de chercheurs français de la Mission Dakar-Djibouti en découvrant une culture en action, bien loin de celle que conservent les musées. C’est presque par hasard que ce petit groupe s’est arrêté dans le village de Sanga, qui ne devait représenter qu’une étape sur la longue traversée de l’Afrique d’Ouest en Est. Djibouti est encore loin, mais le pays dogon va devenir pendant de nombreuses années le terrain d’étude privilégié des grands noms de l’ethnologie française. Entre autres, Marcel Griaule, sa fille Geneviève Calame-Griaule, Denise Paulme, Deborah Lifchitz, Solange de Ganay, Germaine Dieterlen, sans oublier l’écrivain Michel Leiris qui tiendra plus qu’un journal de bord lors de la Mission Dakar-Djibouti, un véritable journal intime, étonnant récit d’un parcours géographique et psychologique.

Sous une gangue grumeleuse
Ce n’est pas avec cette traversée du continent africain que l’on découvre l’art des Dogon. Plusieurs objets avaient été ramenés en France au début du siècle. Entre 1903 et 1905, Louis Desplagnes, lieutenant de l’infanterie coloniale, se rend en pays dogon, au Sud-Ouest de la boucle que forme le Niger. Les quelques pièces que Desplagnes rapporte en France ne semblent pas très spectaculaires par rapport aux productions d’autres cultures africaines. Les statuettes sont abîmées ou paraissent à peine ébauchées, les serrures et les portes de greniers sculptées ne sont pas rehaussées de vives couleurs, mais la sculpture est de style assez homogène, conférant aux personnages des silhouettes sveltes. Les représentations humaines suivent un principe de simplification des formes : les têtes sont rondes ou coniques, les bustes quadrangulaires, les ventres cylindriques. Une des statuettes ramenées par le militaire est recouverte d’une sorte de gangue grumeleuse. Les missions entreprises 30 ans plus tard rapporteront de très nombreux exemplaires présentant un aspect similaire. Cette patine croûteuse est due aux sacrifices répétés, aux liquides versés sur les objets afin d’en activer le pouvoir. Cette pratique a aidé à la conservation de pièces de bois très anciennes, de même que le guano de chauve-souris qui a parfois recouvert les statuettes entreposées dans des grottes faisant office de sites funéraires. On s’interroge encore sur ce que ces figurines peuvent représenter. L’iconographie n’est apparemment pas très variée : on distingue des personnages avec les bras levés au-dessus de la tête, geste interprété comme une prière adressée au ciel pour faire venir la pluie, des hermaphrodites pourvus d’une barbe et de seins (régulièrement confondus avec les représentations de femmes portant un labret), ou bien encore des cavaliers qui sont sans doute des ancêtres héroïsés. La sculpture en pays dogon recouvre plus qu’une valeur esthétique ou religieuse, elle renvoie également à l’origine historique des Dogon. Certes, selon la croyance, ceux-ci auraient été guidés vers la région qu’ils occupent aujourd’hui encore par un grand serpent mythique. Mais historiquement, on peut situer l’épisode de leur arrivée dans cette zone entre le XIVe et XVIe siècle de notre ère, au moment de l’extension de l’empire du Mali. Les Dogon se sont alors installés le long de la falaise de Bandiagara, grande faille rocheuse qui traverse toute la région, délogeant progressivement ceux qui occupaient ces lieux avant eux, les Tellem. Les Dogon se sont approprié un certain nombre de traditions tellem et ont sans doute réutilisé certaines de leurs productions, imitant également leur style. La falaise a été avant tout un véritable refuge. Les villages, difficiles d’accès, les ont protégés des incursions Peuls ou de la progression des colonnes françaises. Cette situation a incité les habitants des falaises à pratiquer l’agriculture sur de très petits terrains et à privilégier l’élevage d’animaux capables de vivre dans les zones rocheuses. L’architecture des villages dogons est particulière. C’est une sorte de cascade de formes serrées les unes contre les autres, petites maisons quadrangulaires et greniers circulaires coiffés de toits coniques bâtis sur des éboulis et que la falaise semble menacer d’écraser à tout moment.
Le cœur de chaque village, l’endroit où sont prises les décisions importantes pour la collectivité, est identifiable à son toit consistant en un amas de bottes de tiges de mil reposant sur des colonnes de pierres ou des poteaux de bois dont certains sont sculptés de représentations humaines faisant allusion à la fertilité et à la fécondité. Cet abri, le togu na, ne permet pas à ceux qui sont à l’intérieur de se tenir debout ou de s’agiter. Ainsi, les décisions sont-elles prises dans le calme.

Une évocation de la faune du Mali
C’est dans ce cadre étonnant que les chercheurs français ont développé un véritable attachement pour le pays dogon. Recueillant les récits traditionnels, décrivant les cérémonies et les costumes, la gestuelle des danseurs, collectant nombre d’objets utilitaires ou sacrés, les ethnologues ont gagné la confiance et l’amitié qui allait aboutir à ce que le secret des masques, des statues et de la pensée dogon leur soit révélé. Beaucoup de masques évoquent la faune malienne. Le visage de bois pourvu de longues cornes et d’oreilles pointues représente l’antilope ; celui qui est tacheté de petits points de couleur, muni d’oreilles rondes et d’une large bouche figure l’hyène ; le masque picoreur se reconnaît à son grand bec ; le masque « singe blanc » est aisément identifiable à la petite représentation de singe accroupi qui surmonte le visage de bois. Mais c’est également la société dogon qui est représentée dans ses masques : le masque de chasseur, celui évoquant le berger peul, la cagoule qui constitue le masque de voleur, le masque représentant l’étranger, l’ennemi ou en tout cas le non-dogon, et aussi les masques de jeunes filles : la belle dogon ou bien encore la jeune peul, reconnaissable à la crête que forme sa coiffure, dont les costumes comportent des seins postiches réalisés en fruit de baobab. Une catégorie de masques aux formes plus abstraites est celle des « masques à lame », masques faciaux qui supportent une élégante et plate architecture de bois. Sous cette dénomination entrent en particulier les masques kanaga et les masques sirigué. Le premier se caractérise par un visage de bois évoquant un animal, surmonté d’une sorte de croix de Lorraine, un assemblage de planches peintes en blanc et noir dont le montant central vient toucher le sol lorsque le danseur incline le torse vers l’avant. Le sirigué, quant à lui, sculpté dans un seul morceau de bois peut atteindre plusieurs mètres de hauteur. La lame qui surmonte la partie faciale se présente comme une succession de carrés peints et ajourés qui lui ont valu le surnom de « maison à étage ». Là aussi, le danseur doit effectuer des figures acrobatiques, danser, bondir et s’incliner de manière à ce que seule la partie sommitale de sa structure effleure le sol. La plupart des masques de bois sont maintenus derrière la tête, par des liens, et, dans la face intérieure, avec une petite baguette que le danseur retient avec ses dents. Exécuter certains mouvements demande une grande force musculaire et surtout une belle endurance. La personnalité des danseurs et leur constitution physique comptent énormément dans la distribution des rôles : un individu moins robuste sera désigné pour arborer le masque de lièvre ; les garçons effrontés portent le masque de singe, les meilleurs danseurs, les plus vigoureux, se verront confier les masques les plus difficiles à mouvoir ou les plus importants. Car il existe une hiérarchie des masques. Certains ont plus de valeur, de « pouvoir » que d’autres. Ni les jeunes initiés, ni les femmes et les enfants ne peuvent s’en approcher, tout au plus les regarder de loin. Vêtus de jupes et de fibres rouges, jaunes et noires, les bras cerclés de franges de fibres de même couleur, que le corps en action fait onduler, les porteurs des masques dansent en groupe, en couple, parfois seuls, mais toujours en respectant une chorégraphie précise. Les gestes miment les facéties et l’effronterie du singe, la démarche des femmes. Mais les masques les plus importants, les plus sacrés, renvoient par leur danse aux gestes que fit Amma, le Créateur lorsqu’il organisa l’univers et mit fin au chaos. En 1946, Marcel Griaule s’entretint avec Ogotommêli, vieil homme aveugle, qui lui raconta, durant 33 jours, la mythologie dogon.

Une histoire de jumeaux androgynes
Toute tentative de résumer cette histoire sans simplifier grossièrement est vouée à l’échec : la force du récit réside dans ses détails, parfois contradictoires, et ses multiples épisodes qui expliquent le monde. Le Dieu Amma, créateur du monde, conçut les quatre éléments (eau, terre, air, feu). Puis il créa une sorte de placenta, « l’œuf du monde », à l’intérieur duquel il plaça deux couples de jumeaux androgynes sous forme de poissons. Mais l’un des jumeaux mâle, Ogo, se rebella et quitta le placenta en emportant un morceau qui devint la Terre, une terre déserte dans une obscurité totale. Alors qu’Amma avait voulu que toute les naissances soient gémellaires, la révolte d’Ogo préfigure les naissances uniques. Ogo se retrouvant seul tenta de rejoindre sa jumelle qu’il avait abandonnée, allant jusqu’à commettre l’inceste. Cela engendra un grand désordre, et entre autres, l’apparition de la mort. Pour punir Ogo, Amma le transforma en renard et le priva de l’usage de la parole. Depuis, le Renard pâle est condamné à errer la nuit et à vivre sous terre. Mais par les traces qu’il laisse sur le sol, il révèle aux humains l’avenir et dévoile les desseins d’Amma. La punition d’Ogo ne suffit pas à rétablir l’ordre dans l’univers. Amma décida alors de sacrifier le second jumeau mâle, Nommo, dont le sang versé, purificateur, donna naissance aux étoiles et dont le corps démembré engendra les plantes et les animaux. Puis Amma ressuscita Nommo et le plaça dans une arche, formée avec un morceau du placenta originel, en compagnie de quatre couples de jumeaux, les huit ancêtres de l’humanité et des éléments de la création. Descendue du ciel, l’arche atteignit la terre inhospitalière du Renard pâle. La première pluie tomba, formant la première mare. Le soleil se leva pour la première fois mettant fin à l’obscurité infinie et les éléments contenus dans l’arche se répandirent sur la terre. Nommo, sous sa forme de poisson, gagna la mare et s’y établit. Il enseigna aux premiers ancêtres le langage articulé, le tissage, puis d’autres techniques, mettant fin ainsi à ce que l’on pourrait voir comme l’enfance de l’humanité. Ces révélations ont permis d’étudier l’art dogon. Ainsi, ce qui pouvait paraître à première vue pittoresque s’est révélé beaucoup plus complexe. Signes, symboles, gestes et paroles renvoient au mythe d’origine. Marcel Griaule a, pendant les dix dernières années de sa vie, tenté de relier les épisodes de cette mythologie aux manifestations extraordinaires ou quotidiennes de la vie des Dogon. L’exemple du masque kanaga illustre bien la multiplicité de ce qu’il représente : pour les non-initiés, ce n’est qu’un oiseau schématique ; pour les initiés, il fait référence à la fois au Créateur dont les bras (représentés par les traverses horizontales) sont orientés vers le ciel et vers le sol, et donc à l’origine du monde mais aussi au Renard pâle. Il évoque également un minuscule insecte qui aurait amarré l’arche contenant les éléments de la création, que Nommo, transformé en cheval, avait traîné jusqu’à l’eau.

A l’origine du chaos
A la lumière des révélations faites par le vieux dogon, on peut désormais expliquer certains thèmes récurrents dans la sculpture : les huit ancêtres, les deux couples de jumeaux originels ou bien encore Nommo sous sa forme chevaline ont été maintes fois représentés. On retrouve les jumeaux sur des petits tabourets, servant de cariatides, ou bien encore très souvent sur les portes sculptées des greniers, ou sur les coupes et les boîtes qui servaient à contenir la nourriture destinée au hogon chef religieux de la communauté. Mais ce n’est pas seulement une explication du monde que propose la cosmogonie dogon. On retrouve à plusieurs reprises le principe de dualité, parfaitement illustré par la gémellité des ancêtres, par l’aspect hermaphrodite des statuettes. Le principe de complémentarité est également capital dans l’idéologie dogon car il est facteur de fertilité, autre thème essentiel du mythe que l’on retrouve dans les représentations plastiques, comme celles qui décorent les serrures des portes de greniers dont la référence sexuelle est explicite à la fois dans l’iconographie et le principe mécanique. Enfin, il est fait une place importante au désordre : le Renard pâle, le rebelle, est à l’origine du chaos mais aussi d’un certain nombre de créations. Il a introduit une sorte de dynamique dans l’univers. L’art dogon est l’expression de cette pensée complexe qui a été longtemps refusée à l’art de l’Afrique.

- PARIS, galerie Jean-Jacques Dutko, 13, rue Bonaparte, tél. 01 43 26 96 13, 17 mai-20 juin.
A lire : Masques du pays dogon, éd. Adam Biro, 192 p., 100 ill. coul., 300 F.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°526 du 1 mai 2001, avec le titre suivant : Le secret des masques dogons

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