Quand l’antilope danse

Les cimiers tyi wara du Mali

L'ŒIL

Le 1 juin 2001 - 1073 mots

Deux très longues cornes effilées, comme celle de la licorne, sur une ample crinière arquée : les cimiers de danse tyi wara (Bambara, Mali) sont exposés en juin à la galerie Ratton-Hourdé à Paris, aux côtés de gouaches de Corneille, artiste-collectionneur d’art africain.

Le mélange art primitif-art moderne qui inaugure l’ouverture d’un espace voué à l’art moderne sera ponctuel », explique Philippe Ratton de la galerie Ratton-Hourdé. Le départ de la librairie FMR voisine a décidé les deux associés à ouvrir une seconde galerie où ils exposeront les artistes qu’ils collectionnent : Estève, Poliakoff, Atlan, Schneider, Rebeyrolle, Messagier. « Nous réalisons une envie que nous avions depuis longtemps tout en mesurant la part d’incertitude que comporte sa réalisation. Si le nom Ratton-Hourdé signifie quelque chose pour les amateurs d’arts primitifs, nous avons tout à prouver sur le terrain de l’art moderne. Et contrairement à une idée reçue, le réseau des collectionneurs d’arts primitifs ne recoupe pas celui des collectionneurs d’art moderne ». Corneille, à qui ils ont demandé de réaliser une série d’œuvres sur papier sur le thème des tyi wara, contredit le bien-fondé de cette affirmation, lui qui collectionne l’art africain depuis les années 50. Pour certains de ses dessins, il s’est inspiré des masques qu’il avait dans son atelier.

Des interprétations du mythe originel
Par leur grâce et leur finesse, les masques antilopes exercent un fort attrait sur certains amateurs, au point de constituer à leurs yeux un objet incontournable de toute collection. Ce côté séduisant, qui tire les arts d’Afrique vers les arts décoratifs, suscite pour cette raison même la réserve d’autres collectionneurs. La majorité des cimiers exposés ici ont été sculptés avant les années 30, période où leur vogue a engendré une production locale non ritualisée, entièrement destinée à satisfaire la demande occidentale. Outre leur ancienneté (la fin du XIXe siècle et le début du XXe sont considérés comme une période ancienne pour une statuaire en bois affectée à des rituels réguliers), la trentaine de pièces rassemblées permet d’apprécier la diversité d’interprétation du mythe originel Bambara que raconte chaque masque tyi wara. Une interprétation qui varie selon la région d’origine du masque et se manifeste dans la manière de le représenter. « Il existe sept modèles de masques tyi wara, pour lesquels 538 styles ont été recensés, indique l’ethnologue malien Youssouf Tata Cissé. Ainsi, dans le Sud du pays Bambara, l’antilope est associée au pangolin ; sur les rives du fleuve Bani, c’est l’oiseau qui l’accompagne ; et un cheval caparaçonné chez les Soninké ». Sur le plan visuel, le masque tyi wara (un cimier fixé sur une calotte en osier que le danseur, dissimulé sous un manteau de fibres noires, porte sur la tête) se présente souvent comme un échafaudage délicat.

La hyène, incarnation de l’esprit divin
La structure repose sur un équilibre sophistiqué entre verticales et horizontales, droites et courbes, vides et pleins, qui organisent un savant et souvent admirable découpage de l’espace. Que l’inspiration en soit naturaliste (avec des figures animales aisément reconnaissables comme l’antilope, le fourmilier et le caméléon qui est le plus proche du mythe et le plus rare), ou abstraite, que son organisation se dessine en hauteur ou en longueur, c’est cette notion d’équilibre obtenu par l’harmonie entre des rythmes plastiques différents qui s’impose. Récit d’un épisode du mythe, le sens de la sculpture ne saurait se comprendre indépendamment du reste du costume du masque, ni surtout de la danse et des chants qui l’accompagnent. Tous renvoient à la hyène mythique, incarnation de l’esprit divin, « celle qui connaît les coutures de la terre », l’un des deux animaux sacrés, avec le vautour, des Bambara. Les tyi wara constituent, avec d’autres masques, le patrimoine des ton, sociétés d’initiation religieuse et d’enseignement auxquels adhèrent tous les garçons et filles des villages, de l’enfance à l’âge adulte. Dans ce cadre, ils accomplissent bénévolement ou contre rémunération certaines tâches, dont les plus nobles sont liées à l’agriculture. Chaque ton possède un couple (mâle-femelle) de tyi wara, dont les porteurs, « les champions des cultures », sont désignés à l’issue d’une compétition agraire organisée chaque année. Ces masques sortent deux fois l’an dans les champs, avant et après les récoltes, accompagnés d’un masque bouffon et d’un fétiche, le boli, auquel on sacrifie plusieurs animaux. Symbole de beauté, de puissance et de virilité dans le mythe, l’hippotrague (l’antilope mâle), sert à célébrer le culte propitiatoire de la hyène qui gouverne ici fertilité et naissances, les plus grandes richesses qui soient en terre Bambara.

La collection fétiche de Corneille
Collectionneur d’art africain, Corneille se rend chaque jour dans son atelier de la rue du Dahomey, nom (honni) d’une ancienne colonie française, aujourd’hui le Bénin. « L’ambassadeur de ce pays, rencontré dans une exposition, s’en était déclaré horrifié et m’avait promis de faire changer le nom de la rue, dit-il. Mais rien ne s’est produit ». Lui ne s’en offusque pas, sensible à la poésie du mot, loin de ce qu’il représente. Pourtant, n’y a-t-il pas une part de nostalgie d’une Afrique originelle chez certains collectionneurs d’arts primitifs ? « J’ai entretenu une relation particulière, émotionnelle, avec l’Afrique bien avant de commencer à m’entourer de ses sculptures. A travers elles, on rêve de mondes révolus, c’est vrai, mais avec elles, on se sent tout à coup en terre aimée. Il y a une immense plasticité et de la grandeur dans ces objets. Un simple bout de bois, les sculpteurs africains savent le faire parler ». Ces mots, Corneille, qui est aussi sculpteur, les prononce dans un atelier où, du sol au plafond, l’art d’Afrique investit tout l’espace (« Quand je n’ai plus assez de place pour travailler, je déménage »). Il dispose de deux autres ateliers, tout aussi remplis d’objets (plusieurs centaines), dont il n’a jamais rien revendu, achetant depuis près de 50 ans de manière compulsive. Cette profusion envahissante ne le gêne pas, au contraire : « Ils me font du bien. Les voir autour de moi me nourrit et me donne de bons influx », dit-il avant d’avouer qu’au sortir d’une longue hospitalisation, il s’est séparé d’un fétiche à clous Bakongo réputé maléfique, « donné à une amie sorcière ». Les collectionneurs, aussi, croient aux pouvoirs de leurs objets.

L’exposition

27 cimiers du Mali réunis sur une période de plusieurs années auprès des collectionneurs. La plupart sont à vendre mais certains sont seulement prêtés. « Tyi wara », galerie Ratton-Hourdé, 10-12, rue des Beaux-Arts, 75006 Paris, tél. 01 46 33 32 02.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°527 du 1 juin 2001, avec le titre suivant : Quand l’antilope danse

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