Collectionneurs

Le fabuleux destin de Jean Planque

Par Jérôme Coignard · L'ŒIL

Le 1 juillet 2001 - 1779 mots

L’histoire de Jean Planque ressemble à un conte de fée. Rien ne présageait d’un tel destin, ni son éducation, ni ses études. Il ne doit sa rencontre avec l’art qu’au hasard. Un hasard qui le conduira à collectionner des chefs-d’œuvre de Picasso, Klee, Dubuffet ou De Staël. Une fabuleuse collection à voir à la Fondation de l’Hermitage de Lausanne.

Dans une lette datée du 12 mai 1983, Dubuffet écrivait au collectionneur Jean Planque (1910-1998) : « Il y a fort peu de gens au monde à faire si bon usage que vous faites des peintures ». La légendaire modestie du récipiendaire de cette lettre dut en souffrir. Révélée au public trois ans après sa disparition, la collection qu’il avait bâtie avec tant de passion et d’exigence parle d’elle-même de ce « bon usage » de la peinture. Bien qu’elle réunisse de très grands noms, de Van Gogh à Picasso, de Renoir à De Staël, la collection Planque n’est pas de ces tonitruantes réunions de chefs-d’œuvre dont la contemplation laisserait le visiteur abasourdi. C’est un ensemble constitué patiemment d’œuvres de grande qualité qui se livrent peu à peu et tissent entre elles, malgré tout ce qui les sépare, des liens subtils. Une symphonie où chaque œuvre joue sa propre partition tout en se fondant harmonieusement dans le concert général. Parfois, si le collectionneur, dans un accès de mélancolie, venait à douter de l’intérêt des tableaux qu’il avait réunis, il ajoutait aussitôt : « Ce que l’on ne pourra effacer, c’est ce que j’ai fait de ma vie : mon fabuleux destin ».

Ce fabuleux destin commence à Ferreyres, dans le canton de Vaud, au sein d’une famille protestante d’origine paysanne. Ayant peu de goût pour les travaux de la ferme que possèdent ses propres parents, le père rêve d’une carrière d’inventeur. Quelques brevets lui permettront de faire bouillir la marmite. Mais son caractère irascible, aggravé par l’alcool, lui vaudra d’être déchu de l’autorité paternelle. La mère de Jean a renoncé à une carrière d’institutrice pour se consacrer à ses six enfants. Ses parents tenaient le café du village. La première rencontre artistique de Planque se situe à Lausanne dans les années 20. Par un heureux hasard, la galerie Vallotton se trouve sur le chemin de l’école de commerce où, malgré sa scolarité chaotique, Jean Planque a été admis. Dans la vitrine, un bouquet peint par Renoir le plonge dans un émerveillement qui ne se dissipera qu’à l’annonce du prix. Il aurait tant voulu vivre avec cette petite toile pleine de sève et d’énergie, peinte par un artiste dont il avoue plus tard qu’il ignorait le nom. Le même jour, le prix d’une étude à l’huile de Cézanne, qui a également retenu son attention, achève de le scandaliser. Planque, sans le savoir, vient d’entrer « en peinture ». Mais il faut vivre. Il entre dans une compagnie d’assurance. Pour tromper son ennui, il se met au piano et à l’aquarelle. Cette pratique de la peinture, qui l’accompagnera toute sa vie, se révèlera très utile dans ses activités ultérieures. Mais selon Florian Rodari, qui signe un lumineux essai sur le collectionneur dans le catalogue de l’exposition que lui consacre la Fondation de l’Hermitage de Lausanne, Planque peintre demeure « craintif, emprunté ». Au point que certains diront de lui, paraphrasant une phrase de Picasso au marchand Kahnweiler, qu’il collectionna les tableaux qu’il aurait aimé peindre. A Bâle a lieu une seconde rencontre. Ayant aperçu dans une vitrine des aquarelles de Paul Klee, il les juge à peine dignes d’enfants barbouilleurs. Il faut dire que notre héros ne jure alors que par Raphaël. Là encore, le prix semble un défi au bon sens. Il se rend toutefois au musée, pour voir d’autres œuvres du peintre et tenter de comprendre. C’est la révélation. Un monde nouveau s’ouvre à lui. Mais il faut toujours vivre.

Ingénieur ès art
Planque est engagé comme comptable dans une fabrique de tuyaux en 1933. Suivent diverses péripéties, une affaire d’espionnage à laquelle il est injustement mêlé, la mise au point d’un aliment révolutionnaire pour le bétail. Planque consacre désormais tous ses loisirs à la peinture. Il achète quelques tableaux pour le compte d’un ami retenu prisonnier à Bali. En 1946, portant sous le bras trois tableaux auxquels cet ami a renoncés, il pousse la porte de la galerie Tanner à Zurich. Frappé par leur qualité, Tanner non seulement les achète, mais charge Planque d’une mission : acquérir à Paris pour le compte de la galerie des œuvres importantes de Corot, Renoir, Bonnard... Qu’il pût un jour faire son métier du commerce de l’art et acquérir grâce à celui-ci une certaine prospérité devait heurter jusqu’à la fin de sa vie ce fond de puritanisme qu’il avait trouvé dans son berceau. Mais comme le note Florian Rodari, ce sont ces scrupules, cette contradiction fondamentale qui le pousseront à aller toujours plus loin dans sa quête exigeante de l’œuvre d’art. A son beau-frère ingénieur métallurgiste qui lui reproche un jour la frivolité de ses occupations, il rétorque avec fierté qu’il est « ingénieur ès art ».

En 1954, le grand marchand Ernst Beyeler (L’Œil n°489) offre à Planque la chance de sa vie : il le charge de trouver des tableaux pour ses clients. Planque va ainsi pouvoir exercer ses talents de collectionneur mais pour le compte d’autrui, donner libre cours à sa passion avec l’argent des autres. Ce fin limier se lance sur la piste des grands maîtres dont la cote n’est pas encore trop élevée : les Fauves, Cézanne, le Douanier Rousseau. Chaque achat lui vaut une commission. Tout naturellement, il commence sa propre collection, portant son attention sur des œuvres réputées « difficiles » que les marchands lui cèdent à des prix raisonnables. Dans son petit appartement de village, il mène une vie retirée en compagnie de ses tableaux que seuls quelques rares initiés sont admis à contempler. Non que Planque cache son trésor en avare. Mais il redoute les flatteurs, les importuns plus sensibles à la valeur marchande des tableaux qu’à leurs mérites intrinsèques.

Les dieux tutélaires de la collection
En 1955, il conseille à Beyeler de défendre Dubuffet. Sa rencontre avec l’artiste et l’amitié durable qui en naît vont bouleverser sa vie. Il déclarera, non sans un excès d’humilité : « A lui, à lui, je dois tout ce que j’ai pu faire ensuite. Tout. Il m’a donné les clés pour analyser une œuvre. Savoir voir ». Fasciné par l’intelligence acérée du peintre et l’extraordinaire puissance de son invention, Planque vit dans son atelier des moments proches de l’extase : « Mais Planque, ta vie est fabuleuse. Tu es bien plus grand que tu penses. Tu es fabuleux », se disait-il en sortant de chez lui, quitte, le lendemain, à se traiter de « vieux couillon » et à reprendre la modeste place qu’il s’accordait.

L’autre grande rencontre de sa vie, c’est Picasso. L’œuvre l’a d’abord rebuté, de même que, devant son premier Dubuffet, il avait eu une réaction de rejet. Les deux artistes font figure de dieux tutélaires de la collection, à travers un ensemble d’une vingtaine d’œuvres chacun. C’est en tant que représentant de Beyeler qu’il pousse la porte de la villa La Californie en 1960, le jour de ses 60 ans. Il vient présenter à Picasso un Portrait de la femme de l’artiste par Cézanne. Endommagé par un rentoilage intempestif, ce tableau, refusé par l’artiste, fut à l’origine de leur amitié. Planque envisagea de l’acheter pour son propre compte. Puis se ressaisit : « Ce qui n’est pas bon pour Picasso n’est pas bon pour Planque ». Puis vint le temps des regrets de ne pas l’avoir acheté. Derrière chaque tableau de la collection se cache une histoire, une anecdote. Ainsi, lorsqu’un jour il va demander conseil à Isabelle Rouault au sujet d’une toile de son père dont la matière picturale s’est dégradée, celle-ci lui propose un échange. Attiré par un superbe Paysage biblique, Planque propose de compléter par une somme d’argent car l’échange est inégal. La fille de l’artiste refuse : « Le tableau est à vous, vous l’emportez ». Touché par ce geste, le collectionneur le consigne dans ses souvenirs. Car, écrit-il, « je tenais à ce qu’il soit connu des gens ». Son fabuleux destin tient aussi à ces moments de bonheur, où l’on imagine Jean Planque avec les yeux émerveillés de l’enfant qui découvre ses cadeaux, le matin de Noël. Chaque rencontre avec une nouvelle œuvre est un coup de foudre. Une émotion étreint le collectionneur, le retient, l’immobilise. Il accède d’emblée au mystère ineffable de l’art. Mais vient ensuite l’exercice de la raison, qui va questionner l’élan instinctif qui le porte vers tel tableau, voire le contredire. La décision d’une nouvelle acquisition se fera au prix de cette lutte intérieure. Mais attention : il est exigé de chaque tableau qu’il ne se laisse jamais complètement apprivoiser par la raison. Au contraire, le mystère qui en émane doit s’épaissir au fil des ans et conserver intacte sa faculté de surprendre. Planque l’a compris d’instinct : on n’a jamais fait le tour d’un tableau digne de ce nom. Sa nouveauté, son étrangeté même sont éternelles. Et s’il se plaignit à de nombreuses reprises des lacunes de sa propre culture, sa capacité d’étonnement, la fraîcheur de son émotion étaient en fait ses plus sûrs guides. Et surtout la passion : « J’ai mieux aimé les tableaux que la vie », disait-il, « j’ai brûlé pour les tableaux ». Pour ce feu sacré, qui nous réchauffe aujourd’hui, il lui sera beaucoup pardonné.

L’exposition

Elle est organisée en collaboration avec la Fondation Jean et Suzanne Planque et montre une centaine d’œuvres de la collection (dont c’est la première présentation publique), de Cézanne à Picasso, de Degas à Bonnard, de Dubuffet à Kosta Alex. Créée en 1997 par Jean Planque lui-même et ses amis, cette Fondation a pour but de sauvegarder les tableaux réunis par le collectionneur, de leur assurer un lieu de dépôt en accord avec l’esprit qui a présidé à leur réunion et d’en faire connaître la richesse par des expositions et des publications. Lausanne est la première étape d’un périple européen : la collection Planque sera présentée au Kunstmuseum de Winterthur du 8 septembre au 2 décembre 2001, au Musée Cantini de Marseille du 14 janvier au 14 avril 2002, puis à Paris, Milan et Barcelone, à des dates encore inconnues. « Picasso, Klee, Dubuffet, collection Jean Planque », Fondation de l’Hermitage, 2, route du Signal, 1000 Lausanne 8, tél. 00 41 21 312 50 13, www.fondation-hermitage.ch Jusqu’au 26 août. Horaires : du mardi au dimanche de 10h à 18h, le jeudi jusqu’à 21h, ouvert les lundis fériés. Tarif : 13 FS.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°528 du 1 juillet 2001, avec le titre suivant : Le fabuleux destin de Jean Planque

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