Expo 02 : entrelacs

L'ŒIL

Le 1 juin 2002 - 1349 mots

Pour l’architecture de la nouvelle Exposition nationale,
la Suisse a choisi le symbole fort de son paysage identitaire et fédérateur : le lac, la montagne, le ciel...

Cinq sites
Une fois n’est pas coutume, une exposition de grande ampleur ne prend pas pour site une capitale, une métropole ou une ville en devenir comme cela avait été le cas pour Séville (1992), Lisbonne (1998) ou Hanovre (2000). Cela ne tient pas seulement aux déboires financiers connus par ces manifestations, mais à un changement de mentalité à l’égard de la vocation « universelle » de ce type d’événements ainsi qu’à la nature politique, linguistique et topographique de la Confédération helvétique. D’une manière schématique, la Suisse citadine est aux alpages ce que la Hollande est aux polders. Deux expériences comparables en termes de répartition des zones agricoles, touristiques, industrielles et urbaines du territoire, mais aussi en termes de densité d’infrastructures et de la place – artificielle et symbolique – qu’y tient l’idée de nature. De plus, la tradition romantique et la typologie bourgeoise aidant, il était normal que la territorialité helvétique – à la fois localité paysanne et fief de l’économie mondiale – trouve sa cohésion autour des thèmes fédérateurs de l’environnement, de la sécurité ou du développement. La Suisse est en soi un parc naturel, un parc d’attractions et un parc thématique de l’économie et de l’écologie planétaires.

Quatre plages
Car quelle localisation symbolique imaginez-vous de Davos au Bureau international du Travail, de la FIFA au siège des J. O. et de Nestlé à l’Union des Banques Suisses ? Tout simplement un petit coin de nature, où le rapport ville/campagne fait de ce pays un centre décisionnel camouflé par une industrie locale du chalet et du canif, où mouettes et canards survolent le lac avec, à l’horizon, en trompe-l’œil, une étiquette d’eau minérale ou l’emblème d’une barre chocolatée. Ici, ce n’est plus le paysage qui fait le logo mais le contraire. Ce qui est vrai de la Suisse l’est pour l’Expo.02. En cinq sites et quatre plages : Neuchâtel, Bienne, Morat, Yverdon. Seul véritable survivant artistique de l’ère où Pipilotti Rist assura la direction artistique de l’Expo.01, l’arteplage mobile du Jura est le chaînon rassemblant les quatre autres. Vaisseau fantôme piloté par Juri Steiner et dessiné par Didier Fiuza Faustino (L’Œil, n°526), embarcation piratant les cantons primitifs et les clichés suisses (chocolat, banque, horlogerie, fromage) par quelques scories corrosives d’art contemporain, la barge d’acier accueille des manifestations alternatives. Parmi elles, on retiendra surtout la Telesymphony de Levin et Gibbons, architecture spatiale et musicale de sonneries de téléphone portable déclenchées dans la poche des auditeurs. Mais pour le reste de l’Expo.02, l’architecture en est bien le faire-valoir : des grands noms, quelques seconds couteaux suisses, plusieurs tentatives, quelques réussites mais aussi des échecs ne valant pas toujours qu’on les mate...

Trois lacs
Si l’on met de côté ceux ne suscitant aucun commentaire (favorable), deux aspects expliquent en partie le phénomène. Tout d’abord, dans la veine des grandes expositions, l’Expo.02 a inscrit dans son cahier des charges la recyclabilité des infrastructures et des pavillons non seulement comme impératif économique et environnemental, mais aussi comme maître-mot politiquement correct (développement durable, équilibre écologique...). Face à cette pédagogie démagogique propre au discours d’une expo et d’une époque où tout est mondialisé, cette idéologie flirte également avec une tradition helvétique qui, des rêveries de Jean-Jacques Rousseau à l’écologisme de Jean Horst, confronte l’idée de Nature au commerce et à l’industrie des hommes. Ainsi, malgré le beau lieu-dit créé à l’occasion de l’Expo.02 – le « Pays des Trois-lacs » –, l’architecture ne tient en général pas sa promesse poétique – celle du moins que l’on était en droit d’attendre d’un des pays les plus riches du monde, d’une culture paysagère raffinée et d’un savoir-faire architectural et d’ingénierie parmi les plus remarquables. Les « galets » et « roseaux » de Multipack pour l’arteplage « Nature et Artifices » à Neuchâtel ne sont pas convaincants et les contorsions métalliques et lumineuses de la célèbre agence autrichienne Coop Himmelb(l)au à Bienne, construisent bien peu le « ciel bleu » que laisse entendre le nom de l’agence. Seul le génie du lieu d’un Jean Nouvel jetant son pavé dans la mare ou de Diller Scofidio mettant un nuage dans le ciel bleu de Coop Himmelb(l)au sortent de l’eau... et du lot !

Deux genius loci
Vague nouvelle de la Nouvelle Vague comme le propose le film de Godard pour le canton du Jura, seul Jean Nouvel (L’Œil n°533) a fort bien saisi l’esprit de la Suisse. Au lieu de réduire la thématique « L’instant et l’éternité » allouée à l’arteplage de Morat à quelques attractions interactives et à quelques zones « pavillonnaires », l’architecte français a souhaité au contraire faire de ses interventions des points de vue sur le paysage et le bourg. Comme dans l’art des jardins italiens (veduta) ou japonais (shakkei), ce qui est à voir à l’intérieur se trouve projeté à l’extérieur. Et de ressentir un rite de passage, l’envers du miroir. Balisée de la gare jusqu’au ponton d’embarquement par de grosses chaînes oxydées, magique est l’expérience de ce monolithe lacustre rouillé, de son approche au fil de l’eau, de l’accostage comme aux ponts inférieurs d’un porte-avions (le « bâtiment », comme on dit dans la marine, est enregistré comme embarcation), du tangage reprenant involontairement le Plan oblique de Claude Parent et de l’imagerie moderne consistant à emprunter un escalator au-dessus d’un lac. Les pieds dans l’eau mais la tête dans le nuage...

Un écran de fumée
Car le miracle vient encore de ce qui marche sur l’eau... Non pas tant d’une loufoque proposition dada consistant à faire du Lac Léman le plus grand pot-au-feu du monde, mais de la poésie démesurée d’une autre expérience : celle d’entrer dans le nuage de Diller Scofidio. Pilotés par ordinateur, le pompage, le filtrage et les 33 000 buses de pulvérisation de l’eau du lac assurent à la fine résille métallique l’apparence d’un cumulo-nimbus où tout séjour balnéaire à Yverdon-les-Bains fait d’emblée de la station thermale une douche écossaise. Bien que l’ensemble évoque volontiers la plate-forme offshore de la Cité des enfants perdus ou le Jet d’eau de Genève, le Nuage prend de jour l’apparence diamantine d’une myriade de perles arc-en-ciel jouant des rayons du soleil tandis que de nuit l’apparence est celle, spectrale, d’un banc de brouillard éclairé à la vapeur de mercure. Cet objet flottant non identifié a tout du merveilleux. Arroseur arrosé, il ne met vraiment pas le feu au lac. Tout y est juste. Souplesse opaline des passerelles de fibres de verre ployant sous le poids de nos pas, vertige de surplomber l’eau d’un caillebotis ténu, de se cramponner aux fragiles garde-fous de polycarbonate, de boire un verre d’eau bénite au céleste Bar des Anges où l’humour des architectes a permis de ménager des urinoirs pour pisser dans un nuage... plutôt que dans un violon.

Guide pratique

- Les lieux
Largement influencée par le principe de l’Exposition Universelle, l’exposition nationale suisse se tient simultanément dans deux régions linguistiques, la Suisse romande et la Suisse alémanique, sur trois lacs et dans quatre villes : Bienne, Morat, Neuchatel et Yverdon-les-Bains. Quatre des cinq sites sont des « arteplages », réunion d’un parc d’exposition sur la rive et d’une plate-forme sur l’eau. Le cinquième site est un bateau voyageur sur les Trois-Lacs et les canaux qui les relient. Chaque arteplage traite d’un thème : « Pouvoir et liberté » à Bienne, « Instant et éternité » à Morat, « Nature et Artifice » à Neuchâtel, « Moi et l’univers » à Yverdon-les bains, « Sens et mouvance » sur le bateau du Jura. Près de 1800 spectacles et 10 000 interventions artistiques sont prévus, avec des journées fortes comme la Fête nationale, le 1er août. Pour tout renseignement : www.expo.02.ch
Les billets d’entrée sont disponibles aux guichets de toutes les gares suisses ou en France, par tél. 00 41 900 02 02 02 ou sur le site Internet. Des passeports d’une journée (32 e) ou de trois jours sont proposés (80 e) de même que des billets « soirée » à 6,70 euros.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°537 du 1 juin 2002, avec le titre suivant : Expo 02 : entrelacs

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