Thaïlande - Résidences d’artistes

Rirkrit Tiravanija

Par L'Œil · L'ŒIL

Le 1 juin 2002 - 1531 mots

Perdu au milieu des rizières, visite d’un lieu étonnant : une résidence conçue pour une communauté d’artistes, propice à la méditation et inspirée des monastères bouddhistes. L’artiste thaï Rirkrit Tiravanija et le plasticien Kamin sont à l’origine de ce projet fou voulu comme « un espace ouvert, tourné vers le collectif, l’échange et l’expérimentation ».

Il suffit de l’effleurer à peine, une chatouille la fait frémir : la feuille se recroqueville, puis se ferme sur elle-même. Parsemée d’étranges plantes, doucement nerveuses, la terre est sensible, au pied des montagnes qui séparent la Thaïlande de la Birmanie... Sans doute est-ce pour cela que quelques artistes ont choisi d’y élire un étrange domicile. A 1 000 km de toute métropole moderne, à une demi-heure en voiture de la ville de Chiangmai, et à des années-lumière de la scène internationale dont ils sont aux premiers rangs, ils se construisent une communauté protégée, au milieu des rizières. A l’origine du projet, Rirkrit Tiravanija, l’un des plus importants artistes thaï, et Kamin, également plasticien. Leurs invités ? Tobias Rehberger, Joep van Lieshout, Philippe Parreno et Francois Roche : des plasticiens nomades et excessivement sollicités... « Ce projet est né d’une quasi plaisanterie entre Rirkrit et moi, raconte Kamin. On évoquait nos vieux jours, en regrettant qu’il n’existe pas de maisons de retraite pour artistes. Et on s’est dit qu’on n’avait qu’à la faire nous-mêmes : créer une communauté à laquelle participeraient nos amis, en construisant chacun sa maison. » En 1998, les deux compères acquièrent The Land, ou la « rizière » en thaï, pour en faire « un lieu de, et pour, l’engagement social. Loin de toute idée de propriété, un lieu à cultiver comme un espace ouvert, tourné vers le collectif, l’échange et l’expérimentation dans tous les champs de la pensée ».

Kamin conduit presque les yeux fermés sur la piste : pas un jour sans qu’un artiste, un curateur ou un critique ne vienne visiter The Land : « Je n’ai plus une seconde à moi, s’amuse-t-il. Ce n’est pas grave, j’aurai du temps une fois que cela sera fini. Quand ? Quand je serai mort ».

A Chiangmai, Kamin est en train de créer un grand espace d’exposition, mais « pas une galerie, attention : no business. Je veux juste inviter les gens à exposer, dans la continuité du Land ». Loin d’un Bangkok affairé et écrasant, Chiangmai est ainsi en passe de devenir le deuxième pôle artistique du pays, avec l’appui résolu du directeur du musée de la ville, ancien professeur aux Beaux-Arts... qui hait les musées. « Pour moi, l’art peut survenir n’importe où, explique-t-il. Dans la rue, dans une rencontre, à l’aube, au crépuscule. Il est partout. Alors pourquoi un musée ? Juste pour l’ouvrir. Et tout y faire pénétrer ». Un petit autel destiné aux esprits annonce l’entrée du Land : quelques milliers de mètres carrés, autour d’une rizière. Cinq projets achevés, une dizaine d’autres en cours. Inspiré des monastères bouddhistes, l’ensemble obéit à une seule règle : « Vois les choses comme elles sont ». On vient ici pour méditer, avant tout. En témoigne la hutte plantée par l’artiste Mit Jai In, formée de jeunes tecks en hommage aux arbres sous lesquels Bouddha reçut ses illuminations. Une immense cuisine domine l’ensemble : Kamin en a juste évidé les murs, dentelé le teck, mais elle garde l’élégance des maisons thaï traditionnelles. Alors que les autres bâtiments... On les imaginerait mieux à Rotterdam qu’au milieu des bananiers. Venu découvrir l’expérience, un tout jeune artiste soupire : « Quand je pense que pendant ce temps-là, on nous enseigne l’impressionnisme aux Beaux-Arts de Bangkok... » L’autarcie n’est pas loin. Le riz pousse assez bien pour qu’on en partage la récolte avec les paysans du coin, décimés par le Sida. Un jeune artiste thai, Prachya Phintong, va construire un bassin de pisciculture. Des légumes vont être plantés ; quant aux fruits, il suffit de tendre la main pour les cueillir. Ne manque plus que le gaz et les sanitaires, et les résidences devraient pouvoir commencer : d’ici la fin de l’année. « Ca va être un fantastique foutoir », prévoit Rehberger, séduit au premier instant par cette proposition et « la liberté absolue qu’elle offre ». « Sous des allures d’utopie, un projet absolument non-utopique », qu’il se promet de venir visiter souvent.

Un espace minimal aux couleurs acidulées
Financée par le Moderna Museet de Stockolm, sa maison en parallélépipède parfait et orange rivalise étrangement avec l’horizon brumeux des montagnes. Allure acidulée : elle bataille avec le vert des bananiers et le fluo du baby rice. Juste sous le toit, destiné à la méditation, la chambre : complètement obscure n’était une minuscule ouverture au ras du sol. Mais, au premier étage, l’explosion de couleurs laisse béat. En guise de murs, des cloisons transparentes de plexiglas jaune, orange, blanc et bleuté bougent et pivotent, à la japonaise. Dessinant des dizaines de combinaisons d’alcôve, bureau, salon, chambre d’ami, elles jouent des harmoniques sans cesse changeantes : un écrin somptueux et doux pour un panorama absolument vert. « Ici, la chaleur et la lumière dominent tout, explique l’artiste. La question principale était donc de garder la lumière dehors, ou de jouer avec elle. Il faut se souvenir aussi qu’on trouve dans la région la meilleure nourriture au monde, et la plus variée. Alors j’ai pensé que mon travail devait tourner aussi autour de la nourriture. Mon plat préféré vient d’Allemagne du Sud : c’est quelque chose de très laid, appelé Linsen mit Spätzle. Des sortes de nouilles aux lentilles. C’est ça qui m’a inspiré pour cette maison : l’idée de garder ce plat dans l’obscurité, ou de jouer avec la lumière tombant sur lui ».

Le rapport à la lumière domine également dans la maison que s’est édifiée Rirkrit Tiravanija, en accord avec les mouvements du soleil. Une échelle de bateau en guise d’escalier, pas un meuble, si ce n’est une couche : l’édifice est monacal. En plastique translucide, les murs-rideaux peuvent s’ouvrir complètement et laisser pénétrer le paysage. Sentiment de fragilité troublante. « Je voulais créer un espace très minimal, avec juste l’indispensable, raconte-t-il. Le rez-de-chaussée sera l’espace social, avec cette idée de rassemblement autour d’une cheminée, de la cuisine, qui est au cœur de mon travail. Le premier étage, je le vois comme un espace de contemplation, très ouvert sur les éléments, comme dans toutes les maisons thaï traditionnelles. Quant à la chambre, sa fenêtre fait face au soleil levant : c’est très important pour moi de me réveiller avec la lumière du jour, de ne pas dépendre d’une montre. C’est pendant le sommeil que s’harmonisent les idées, que se filtre tout le processus d’interaction avec le monde extérieur. Et quand je me réveille, une nouvelle idée est née ». Parmi les projets en cours, le plus colossal est celui du plasticien Philippe Parreno et de l’architecte Francois Roche. Ils ont laissé à Kamin un souvenir enchanté et mystérieux : « Nous sommes allés dans une ferme à éléphants, pour voir s’il était envisageable d’en acheter un. Cela coûte environ 15 000 euros, une véritable fortune ici. Ils en auraient besoin pour la maison, d’après ce que j’ai compris... », raconte-t-il d’un visage impénétrable. Kamin est le gardien du lieu, mais Rirkrit et lui laissent toute liberté aux invités. « Nous leur offrons la terre, et eux font le reste : tout ce qu’ils veulent, tant qu’ils trouvent les fonds. » C’est en fait une Elephant Power Station que Roche et Parreno ont imaginée : « un espace collectif, et de travail, sur 120 m2. Sa particularité est de produire sa propre énergie pour alimenter computer, téléphone, éclairage et ventilation, puisque le Land est unplugged. D’ou l’idée de transférer une énergie animale : celle d’un éléphant. Travaillant quatre heures par jour, il tirera un simple système de contrepoids en béton (à l’image des horloges de nos grands-mères), associé à une dynamo (lors de leur descente naturelle) qui restituera l’énergie électrique. Ces contrepoids serviront de stockage énergétique, avec une perte de 50 % environ due au transfert entre la puissance animale et l’énergie disponible. Quant aux façades du bâtiment (étanches à l’eau mais non à l’air), elles sont réalisées en feuillage plastique, comme une superposition de tuile/feuille artificielle pouvant être actionnée par ces différents contrepoids, que l’éléphant aura remonté tous les matins : ceci générera une ventilation... Un transfert pneumatique est envisagé, afin de créer un lien immédiat entre la masse musculaire du pachyderme et le principe de mobilité des feuilles. Ainsi le bâtiment frémira et produira sa propre respiration ». Comme tout Le land : attaché à son indépendance, il exploitera uniquement des énergies renouvelables. On attend aussi le collectif Superflex, de Copenhague, qui a notamment imaginé de fabriquer le gaz à partir de la biomasse. Les déchets humains seront ainsi recyclés, grâce à des toilettes... dessinées par l’atelier Van Lieshout bien sûr.

Rirkrit Tiravanija est né en 1961 à Buenos Aires et a fait ses études aux Etats-Unis et au Canada. Il vit aujourd’hui à Berlin. Son exposition personnelle la plus récente a eu lieu à Berlin, à la galerie Neugerriemschneider et était intitulée « No fire, No ashes », en 2001.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°537 du 1 juin 2002, avec le titre suivant : Rirkrit Tiravanija

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