Copenhague la cité des formes

L'ŒIL

Le 1 juillet 2002 - 1678 mots

Cette année, le designer danois Arne Jacobsen aurait fêté ses 100 ans. Reconnu et célébré dans le monde entier pour ses réalisations de mobilier, notamment la fameuse chaise fourmi éditée à plus de cinq millions d’exemplaires, le père du modernisme organique est également l’auteur d’un nombre important de bâtiments, publics et privés, dont Copenhague peut se targuer d’être aujourd’hui la plus vaste « réserve » à travers le monde. A l’occasion des diverses célébrations rendues au grand homme, L’Œil vous invite à une visite peu ordinaire de la capitale danoise et de ses environs.

Aborder une ville comme Copenhague en tentant de lister les architectures édifiées par Arne Jacobsen revient un peu à imaginer un Paris redessiné par Le Corbusier ou Mallet-Stevens. Il est vrai que le créateur danois, disparu en pleine force de l’âge à 69 ans, laisse derrière lui plus de 50 édifices, de la maison individuelle à l’usine de production industrielle, qui ont rythmé le quotidien de toute une génération d’habitants de Copenhague. En somme, ce constat tendrait à mettre en évidence que le Danemark de l’après-guerre a grandi avec l’empreinte d’un Jacobsen inscrite dans ses moindres faits et gestes ; de la maison à l’école, du travail au loisir, ne se rendant d’ailleurs pas toujours compte que ce cadre de vie nouveau était le fruit d’un génie de la forme.

Ainsi, dès l’arrivée au centre ville de Copenhague, on ne peut passer à côté de l’hôtel Royal, construit pour la chaîne hôtelière Radisson à la fin des années 50, sans remarquer cet imposant parallélépipède aux reflets métalliques. S’affichant encore aujourd’hui comme le plus haut bâtiment de la capitale, le Royal Radisson a traversé un demi-siècle sans prendre une ride. Le contre-coup du modernisme, dans les années 70-80 avec son exubérance kitsch, aurait bien failli coûter cher à l’exigence des lignes tendues de cette architecture mais le respect pour les développements organiques avant-gardistes du créateur ont fait qu’il est encore possible aujourd’hui d’embrasser de très près le style Jacobsen en logeant au moins une nuit dans ce cinq étoiles. Ainsi, et outre la rénovation totale des chambres laissées au soin de l’architecte iranienne Yasmine Mahmoudieh qui a préservé les options premières des lieux, l’établissement possède toujours une suite, la chambre 606, entièrement équipée tel que Jacobsen l’avait souhaitée. Car il est vrai que Jacobsen ne s’est pas contenté de dresser les plans du bâtiment, mais bien au contraire s’est attelé aux moindres détails, des poignées de portes aux couverts de table, sans oublier les pièces de mobilier avec les fauteuils Egg et Swan dont la renommée a largement dépassé ce contexte. Et ce serait sans compter sur la disposition très singulière du comptoir d’accueil au rez-de-chaussée – une série de tables hautes en aluminium où la clientèle peut se laisse guider sans générer de file d’attente – ou encore le restaurant Alberto K, dont le nom est un hommage au premier directeur de l’établissement et ami de Jacobsen, qui permet aux clients de venir dîner avec une vue imprenable sur la métropole depuis le dernier étage de l’immeuble.

Mais la notoriété et l’influence de Jacobsen ne s’arrêtent pas à la démonstration faite par ce tour de force. Tel un héros national, le designer est choisi en 1971 pour donner forme à ce qui représente sans doute l’un des repères forts du pouvoir capitaliste, à savoir la Banque nationale de l’Etat. Dernier grand chantier avant sa mort qui allait survenir quelques mois plus tard, le bâtiment aura nécessité près de sept ans de travaux. Au final conduit par l’agence Dissing Weitling, véritable garant post mortem de la maîtrise d’ouvrage, l’édifice demeure aujourd’hui dans son état originel et rappelle les grands principes du modernisme : un cube opaque allongé, au sein duquel se nichent des espaces de déambulation aérés, comme en témoigne le hall d’entrée équipé d’un escalier aux lignes des plus graphiques.

Mais replongeons-nous plus d’un demi-siècle en arrière, dans l’entre-deux-guerres, pour observer que le jeune Jacobsen est déjà très fécond. Au début des années 30, après s’être lancé dans la construction de maisons individuelles – l’un de ses premiers projets reconnus est une maison du futur –, Jacobsen est sollicité pour bâtir une extension à l’usine de produits pharmaceutiques de la marque Novo Terapeutisk Laboratorium, dans le quartier de Frederiksberg. Fort de cette réussite, Jacobsen restera ainsi l’architecte quasi à demeure de la firme et donnera d’ailleurs naissance vingt ans plus tard, pour la nouvelle cantine de l’usine, au premier modèle de chaise fourmi alors seulement produit à 200 exemplaires. A peu près à la même époque, Jacobsen se trouve aussi des inspirations d’urbaniste. C’est au nord de la ville, en bord de mer, dans la petite bourgade de Klampenborg, qu’il imagine le quartier de Bella Vista. Immeubles d’habitation, restaurant mais aussi théâtre, manège d’équitation et complexe balnéaire riche d’équipements de qualité, comme un club de kayak et des terrains de volley-ball témoignent encore aujourd’hui de ce mélange de style régionaliste confronté à l’influence du style moderne international. Symbole de ses recherches sur l’intégration, l’aménagement du théâtre laisse clairement apparaître des signes qui auraient été empruntés à l’univers de la plage, tel ce plafond en canisses ou encore cette toile de plage à rayures tendue en guise de revêtement mural. Installé de manière contiguë, le restaurant se déployait jadis sur tout le rez-de-chaussée du bâtiment, offrant à sa clientèle une véritable piste de danse, un bar cosy et une vaste salle réservée aux repas. Aujourd’hui, le restaurant offre toujours un cadre et une cuisine haut de gamme mais a dû se replier dans ce qui restait d’espace disponible, les deux tiers du bâtiment ayant été depuis quelque temps attribué à des logements. Néanmoins, l’atmosphère générale de ce complexe de semi villégiature et le principe utopique de gestion d’un territoire que Jacobsen avait échafaudé demeurent quasi intacts et n’ont pas été dénaturés par un quelconque plan de restructuration.

Et comme pour donner un avant-goût à ce petit joyau d’urbanité, une station-service, construite en 1936 pour le pétrolier Texaco avec un auvent évoquant furieusement le motif de la chaise fourmi, marque encore l’arrivée à Klampenborg, à seulement quelques centaines de mètres de Bella Vista. Toutefois, le développement de ce quartier ne s’est pas arrêté avec la fin des folles années 30. En 1946, au lendemain de la guerre, Jacobsen se lance dans la planification d’une nouvelle tranche de maisons individuelles, regroupées en lotissements, et dont il occupera d’ailleurs jusqu’à la fin de sa vie l’une d’entre elles. Il n’est plus question de paroi lisse et blanche, symbole du modernisme d’avant-guerre, mais de paroi en brique, autre figure de style scandinave. C’est aussi là, et surtout à travers les archives, que l’on prend conscience du réel intérêt de Jacobsen pour les jardins. Face à sa villa, il dessine un espace de verdure, riche de plantations aux essences diverses et variées et dont on retrouve parfois les tonalités sur certaines pièces de textiles qu’il a conçues. Il portera d’ailleurs souvent la même attention dans la gestion des espaces de verdure autour de bâtiments administratifs qu’il conçoit, comme le démontrent la mairie et la bibliothèque de Rodovre.

Aux dires de certains, l’architecte aurait même préféré orienter sa carrière vers le paysagisme plutôt que vers la conception de formes manufacturées. D’autre part, nombre d’anecdotes sont entrées dans la légende et l’on n’hésite pas à les faire valoir lorsqu’il s’agit de décrire plusieurs des réalisations : la chaise fourmi aurait été conçue avec seulement trois pieds en raison de sa manie de se balancer perpétuellement pour saisir les instruments dont il avait besoin, ou encore son refus d’utiliser les couverts qu’il avait conçus spécialement pour le restaurant Alberto K sous prétexte d’infonctionnalité...
Et à l’inverse, le réalisateur Stanley Kubrick s’en empare en 1968 pour les intégrer dans les accessoires du film 2001, l’Odyssée de l’espace, à côté des fauteuils Djinn du designer français Olivier Mourgue. Le débat reste sans doute ouvert tant l’œuvre de ce créateur, à la fois architecte et designer, paysagiste et dessinateur continue d’être une source de référence pour quantité de créateurs à travers le monde, son intérêt pour le quotidien semblant sans limite et sa production infinie. Et si le design scandinave et, qui plus est, danois a marqué la seconde moitié du XXe siècle, c’est sans aucun doute grâce à l’ingéniosité d’un Arne Jacobsen qui a su puiser dans un héritage traditionnel pour élaborer un langage plastique réellement en phase avec la modernité.

- L’exposition

Elle célèbre le centenaire de Arne Jacobsen et intègre son œuvre dans l’histoire de l’architecture et du design danois de 1930 à 1970. On y trouvera une multiplicité d’exemples de son incroyable inventivité : projets de papiers peints, de textiles, de meubles, mais aussi d’agencements paysagers en même temps que la description de ses réalisations les plus importantes, comme le quartier de Bellevue au Nord de Copenhague, l’Hôtel Royal Radisson, le collège Sainte-Catherine à Oxford, etc. Des installations scénographiques sont mises en place : la chambre 606 du Royal Radisson est ainsi reconstituée. « Arne Jacobsen », Louisiana Museum of Modern Art, Humlebaek, 3050 Danemark, tél. 45 49 19 07 19 ou www.louisiana.dk Du 9 août au 12 janvier. Horaires : tous les jours de 10h à 17h, le mercredi jusqu’à 22h.

- Les lieux de Jacobsen

Il n’y a pas de brochure reprenant ce que pourrait être, à Copenhague, un itinéraire Jacobsen. Mais le Danish Design Center a publié, à propos d’une exposition qui a eu lieu en 2002 et intitulée « Evergreens-nevergreens », un dépliant en anglais contenant toutes les adresses des œuvres de Jacobsen, quartier par quartier, et même les lieux de sa vie au Danemark. Danish Design Center 27, H C Andersens boulevard 1553 Copenhagen, tél. 45 33 69 33 69 ou www.ddc.dk

- Où séjourner ?

Si l’on s’inscrit dans une mystique Jacobsen, un seul hôtel s’impose : le Royal Radisson, entièrement conçu par le maître en 1956. On peut même demander la chambre 606 où rien n’a été changé depuis cette date. Royal Radisson Hotel, Hammerichsgade 1, DK 1611 Copenhagen, tél. 45 33 42 60 00.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°538 du 1 juillet 2002, avec le titre suivant : Copenhague la cité des formes

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