Art contemporain

Richter photo - copiste du réel

Par Jacinto Lageira · L'ŒIL

Le 1 mars 2002 - 1638 mots

Depuis quarante ans, Gerhard Richter ne cesse de questionner dans son œuvre le rapport entre la peinture et la photographie, exploitant toutes les possibilités de l’huile pour jouer sur les relations entre l’image et la réalité. Une rétrospective de 180 peintures retrace au MoMA le parcours de celui qui est considéré comme l’un des plus grands peintres actuels.

Gerhard Richter (1932) est tenu pour l’un des plus grands artistes du XXe siècle, et pour l’un des plus grands peintres actuels. Reconnu et consacré internationalement, il est entré de son vivant dans ce Panthéon des grands hommes, penseurs, scientifiques, musiciens ou écrivains, dont il fit d’ailleurs un ensemble de 48 portaits en 1972. Une telle renommée peut comporter des désavantages. Les grandes rétrospectives vouées aux artistes vivants peuvent parfois jeter le spectateur dans la confusion en donnant une vision quasiment définitive d’un travail qui n’est pourtant pas encore arrivé à son terme, comme si l’on savait déjà à quoi s’en tenir quant à la teneur du projet esthétique. Sans doute, au bout de quarante ans, tant par leur quantité que par leur qualité, les œuvres de Gerhard Richter ont trouvé la place qui leur revient. Elles font désormais partie de l’histoire de l’art. Or, ce genre de formules omettent, précisément, que
« faire partie de l’histoire » n’est pas une phase où les œuvres sont étiquetées, classées puis archivées, mais le moment où commence leur devenir. Et c’est même là l’une des épreuves les plus redoutables, puisque se fait alors jour, ou non, leur capacité à résister au temps et à l’histoire. S’étant constituée durant l’importante période de militantisme artistique des années 60-70, dont nous avons gardé dans l’art contemporain plus de traits qu’on ne le pense, l’œuvre de Gerhard Richter revendiqua d’emblée les moyens d’expression d’une pratique qui semblait aller dans le sens inverse de certains courants avant-gardistes d’alors (art conceptuel, performance, Nouveau Réalisme, art minimal...). Bien que choisissant de travailler à la peinture à l’huile, Richter n’était ni un nostalgique, ni un traditionaliste, ni même un moderniste. Il redonnait un souffle nouveau à ce qui est tout à la fois un genre, une forme, un matériau et une technique, explorant les procédés, développant les rapprochements avec d’autres médiums. De la première peinture recensée (Tisch, 1962) aux dernières toiles, la compréhension de l’œuvre de Richter s’est considérablement enrichie, et l’on regarde cette foisonnante production de près d’un millier de numéros avec le recul suffisant pour y discerner à la fois le contexte de sa naissance et l’enjeu pictural qui échappe à toute tentative d’explication historiciste. A regarder attentivement les premières années de la production de Richter, on est frappé par la concentration des thèmes, des styles et des méthodes, comme si le peintre avait déjà défini entre 1962 et 68 les problématiques qui se déploieront pendant les années ultérieures, jusqu’à aujourd’hui. Durant ces six années, apparaissent rapidement la question de la figure humaine, ce que l’on a dénommé improprement le « flou photographique », mais aussi la peinture d’histoire, l’abstraction, le noir et blanc ainsi que la couleur, les « chartes de couleur », les toiles grises (Grau), le paysage. Ces œuvres prennent toute leur signification au sein d’une série, et une exposition rétrospective de Richter est l’une des rares occasions de constater l’importance de cet agencement mûrement réfléchi par l’artiste.

La peinture comme moyen photographique
A l’exception de l’abstraction, plus récente, Richter s’en tient aux trois grands principaux genres et thèmes historiques de la peinture : le portrait, le paysage, la nature morte. S’imposer ces contraintes du matériau et des sujets durant les années 60 et par la suite, peut sembler vain. Qu’aurait encore à dire la peinture qui n’aurait pas été formulé avec les mêmes moyens dans le passé ? Tout au long de ces quarante ans, Gerhard Richter aura bien soin de ne pas répondre directement à cette question, préférant déplacer les moyens et les fins, pour qu’une porte de sortie puisse être toujours ménagée et, par là même, s’ouvrir sur une très grande liberté au sein d’un matériau excessivement chargé de sens, de fonctions et de buts. Les toiles en noir et blanc sont exemplaires de ces décalages constants opérés par Richter : issues de photographies noir et blanc (projetées sur la toile vierge à l’aide d’un épiscope), l’artiste va y rendre picturalement certains constituants de la photographie, tels que le « gris moyen », le « filé » ou le « bougé », sans toutefois reproduire exactement la photographie originale (elle-même une image nette). Il ne s’agit donc pas de faire une photographie avec de la peinture, mais de faire une peinture comme on fait une photographie, ainsi qu’il l’affirme : « (...) c’est pourquoi je désirais la montrer (la photographie), non pour l’utiliser comme moyen pictural, mais pour me servir de la peinture comme moyen photographique ». Dès lors, ce qui passe aux yeux de beaucoup pour une représentation picturale de la photographie est erroné, dans la mesure où nous sommes en présence d’une peinture et que, selon les mots de Richter, « les tableaux ne sont jamais flous. Ce que nous considérons comme indistinct est en fait de l’inexactitude, et cela signifie être différent en comparaison du sujet peint. Mais puisque les tableaux ne sont pas faits pour être comparés à la réalité, ils ne peuvent être indistincts, ou inexacts, ou différents (différents de quoi ?). Comment la couleur sur une toile peut-elle ne pas être nette, par exemple ? » Argument imparable. Pour s’en convaincre, il suffit d’un simple regard rapproché pour comprendre qu’un coup de pinceau ne peut jamais être flou. Les relations entre les images de la réalité et leur représentation sont donc plus essentielles plastiquement que celles existant entre la réalité et ses possibles représentations. Les écarts et les déplacements réguliers à l’intérieur de cette œuvre à plusieurs étages et à plusieurs compartiments ne conduisent cependant pas à des ruptures mais, au contraire, à une étonnante homogénéité. Les enjeux formels sont certes de premier ordre pour Richter, mais il n’est aucunement un peintre formaliste strictement préoccupé par son matériau et uniquement fasciné par le flot ininterrompu des images du monde. Ce fut pourtant ce qu’on lui reprocha pendant longtemps, lorsque l’on ne voyait dans l’engendrement de ses œuvres qu’un commentaire froid et distancié d’elles-mêmes et par elles-mêmes, ou bien une sorte d’encyclopédie des différentes techniques picturales, une synthèse de tout ce que les peintres de la modernité avaient accompli. D’après un autre point de vue, peut-être plus évident aujourd’hui, l’on peut y reconnaître une profonde unité. Les peintures en noir et blanc, à la couleur gris-moyen des photographies dont elles reprennent l’image, peuvent tendre vers le gris complet, comme dans la série des monochromes Grau, que l’on peut décomposer à leur tour, tel le spectre de la lumière, en séries de « chartes de couleurs », puisqu’en mélangeant ces milliers de couleurs l’on obtient le même gris.

Mettre en scène l’histoire humaine
De même, en comparant les toiles figuratives aux toiles abstraites, on y découvre de subtils passages, reprises et citations entre les œuvres, de telle sorte que les figures se défont, s’estompent et basculent dans le non-figuratif et, qu’inversement, les peintures abstraites laissent surgir des corps, des formes parfaitement identifiables, et deviennent figuratives. Sans doute, ce sont là des codes et des conventions, mais c’est en reprenant ces modalités déjà existantes sans presque en sortir, et auxquelles il rajoute finalement peu, que Richter est parvenu à montrer que chaque toile est simultanément autonome et contient potentiellement toutes les autres. Ce large éventail de problématiques à la fois réunies et démultipliées, où genres, sujets, formes, histoire, thèmes, techniques, styles se complètent et se critiquent, explique la grande réussite de ce projet esthétique ambitieux qui parle tout autant de l’histoire humaine récente que de ses propres procédés et méthodes pour y parvenir. Le parfait entremêlement des moyens et des fins, qu’il s’agisse d’une peinture représentant des bombardiers de la Seconde Guerre mondiale, du portrait d’un officier nazi, d’un paysage de bord de mer, d’une peinture aux milliers de petits rectangles colorés ou d’une grande peinture abstraite, est la raison pour laquelle l’œuvre de Richter « fait partie de l’histoire ». Assurément, l’œuvre de Richter relève aussi de l’autobiographie, puisque les éléments utilisés, les repères géographiques et circonstanciels sont tirés de l’existence d’un homme né dans ce qui sera la future RDA, dont une partie de la famille fut nazie, et qui créera conjointement avec Sigmar Polke et Konrand Lueg une variante du Pop américain qu’ils dénommeront le « Réalisme Capitaliste ». Tout au long de ces quarante ans, Richter aura fait preuve d’une conscience esthétique et historique de son temps. La simple adéquation entre la forme et le contenu ou l’affirmation selon laquelle le matériau porte nécessairement en lui la marque d’une histoire sociale, politique, donc son histoire et une parcelle de l’Histoire humaine, seraient sans doute des termes excellents pour circonscrire la démarche de Richter, s’ils n’étaient pas aussi emphatiques et chargés. Mais en un sens, ce qui fait la force de l’œuvre de Richter est la volonté de relever cet énorme défi des images et de leur représentation au travers de la mise en scène de l’histoire humaine et, dans le même temps, de vouloir réaliser une partie de l’histoire de la peinture.

Guide pratique

- L’exposition : C’est la première rétrospective consacrée au peintre allemand à New York et elle présente 180 peintures qui couvrent toute sa carrière, de 1962 à nos jours, depuis les œuvres « calquées » sur la photographie jusqu’à l’abstraction gestuelle. On y verra également le cycle des 15 toiles en noir et blanc intitulées Octobre 18, 1977, datant de 1988 et qui sont inspirées des photographies de presse du groupe Baader-Meinhof. « Gerhard Richter : 40 Years of Painting » Museum of Modern Art, New York, www.moma.org Jusqu’au 21 mai.

Thématiques

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°534 du 1 mars 2002, avec le titre suivant : Richter photo - copiste du réel

Tous les articles dans Expositions

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque