Années 10/années 70 : regard comparé

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 1 novembre 2002 - 647 mots

Intitulée « Les années 70 : l’art en cause », l’exposition que présente le Musée d’Art contemporain de Bordeaux offre bien plus que la seule occasion de reprendre en considération les différents actes artistiques d’une époque particulièrement fertile. C’est aussi celle de replacer cette période-là dans le contexte élargi d’un siècle qui a connu les transformations les plus radicales qui soient, notamment au cours des années 1910.

Si le souci de Maurice Fréchuret, le commissaire de l’exposition, est de « montrer comment au cours de cette période, de nombreux artistes de toutes nationalités furent à l’origine de remises en question fondamentales », il est difficile de ne pas l’entendre au regard d’une histoire de l’art du XXe siècle dans sa globalité. A la considérer à l’aune d’une production plastique, cette histoire se structure notamment de part et d’autre du siècle autour de deux moments intenses, deux foyers riches en innovations de toutes sortes : les années 1910, fomenteuses d’art moderne ; les années 1960-70, initiatrices d’art contemporain.
Aujourd’hui, avec la distance que nous pouvons prendre par rapport aux événements, force est de constater une certaine analogie de situation entre l’émergence des avant-gardes du début du siècle et celle de la seconde moitié. Du fauvisme et de l’expressionnisme jusqu’au surréalisme, en passant par le cubisme, l’abstraction, le suprématisme, le constructivisme, dada et autres mouvances apparues au cours des années 1910, on assiste à une même volonté de remise en question des pratiques, des techniques et des intentions. A l’aube d’un siècle nouveau que sanctionnent les notions de science, de progrès et de vitesse, les artistes ne cessent de se donner les moyens de nouveaux matériaux, de nouveaux supports et de nouvelles procédures remettant à leur tour en question le statut, le rôle et la fonction de l’œuvre d’art, voire de l’artiste lui-même. Il y va d’une véritable révolution par rapport à la notion générique de mimesis, fondatrice depuis la Renaissance de l’objet de l’art, celui-ci gagnant tant son indépendance en quête d’absolu que cherchant inversement à s’impliquer davantage dans la vie. A ce changement fondamental, la contribution d’artistes comme Picasso, Matisse, Kandinsky, Malevitch, Tatline, Rodchenko, Schwitters, Man ray, Miró, Brancusi, etc., est déterminante. Ce qu’ils initient de nouveautés, voire d’actions visant à faire que l’art « change la vie », sous-tend tout au long de cette période des attitudes qui engendrent des formes inédites.
Le retour au réalisme qui s’opère dans le deuxième quart du XXe siècle et qui est porté par la montée en puissance de régimes politiques autoritaires aura pour effet de suspendre cette dynamique d’invention et il faudra attendre après le terrible séisme provoqué par la seconde guerre mondiale pour la retrouver. Tout en même temps que la reconstruction est entreprise, les artistes nouvellement apparus sur la scène artistique internationale ne tarderont pas à reprendre le fil interrompu de cette dynamique. Mais à l’aune des critères d’une génération autre et d’un monde différent. La société de consommation et celle du spectacle, puissamment dénoncée par Guy Debord, leur offriront un singulier stimulant. Il est intéressant de relever en ce domaine l’influence qu’a pu jouer sur les artistes des années 1960-70 l’exemple et les modalités créatives des années 1910. Tout ce qui a pu être engagé par eux dans les domaines aussi divers que l’art minimal et le conceptuel jusqu’à l’usage de la photographie et du texte, en passant par l’action, le Body Art, l’Arte povera, le Land Art, etc., est en germe dans les avant-gardes du début du siècle. Comme si, une fois de plus, la formule de Lavoisier y trouvait son compte : « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ». Au même titre que leurs aînés, des artistes comme César, Warhol, Beuys, Nauman, Paik, Buren, Broodthaers, Boltanski, Weiner, Raynaud, Smithson et tant d’autres ont œuvré à l’institution d’habitudes perceptives nouvelles, en s’inventant toutes sortes d’attitudes et de passages originaux.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°541 du 1 novembre 2002, avec le titre suivant : Années 10/années 70 : regard comparé

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