Le Japon décadent de Dumb Type

L'ŒIL

Le 1 mai 2002 - 1493 mots

Fondé en 1984, le collectif Dumb Type dénonce depuis près de vingt ans les limites d’un système nippon en crise et montre une société en quête de repères. A travers ses spectacles, ce groupe engagé met à nu un Japon souvent ignoré ou inavouable, libéré de ses habituels clichés.

Le Japon traverse depuis sept ans sa plus terrible crise d’identité. 1995 fut une année sombre pour le pays du Soleil Levant. Comme si les dieux s’étaient acharnés sur l’archipel, le tremblement de terre de Kobe démontra que la fracture était autant technologique, logistique que sociale. La « bulle économique » éclata et les premiers ministres se succèdent aujourd’hui encore pour réformer un système bancaire obsolète. A travers ses spectacles, le collectif Dumb Type dénonce depuis presque vingt ans les limites du système nippon, faisant le choix de l’art là où la secte Aum préférait annoncer la fin du monde en propageant dans le métro un gaz mortel en guise de trompette de l’Apocalypse. Ces artistes sont les « Enfants terribles » de la deuxième génération de l’après-guerre. L’après Hiroshima avait produit une onde de choc culturelle perceptible dès la fin des années 60, faisant fuir On Kawara, Yoyoi Kusama ou Yoko Ono vers les Etats-Unis, quand d’autres tel Mishima préféraient se donner la « mort volontaire ».  Tirant les leçons de ce passé proche, les artistes qui composent Dumb Type ont compris que c’est en restant au cœur du Japon qu’ils puisent leur force de résistance sociale, tout en faisant le tour du monde avec leurs spectacles. Le groupe est fondé en 1984 par des étudiants de l’école d’art de Kyoto. Sous l’impulsion de Teiji Furuhashi, mort du sida en 1995, se crée avec Toru Koyamada et Shiro Takatani un collectif sans hiérarchie, ni au sein de l’équipe, ni dans les disciplines artistiques où danse, musique et théâtre s’associent à la haute technologie, la scénographie, l’écriture et l’image vidéo pour créer une véritable polyphonie multimédia. Deux maîtres soutiennent les débuts du groupe. L’artiste Morimura, leur ancien professeur, les influence considérablement avec ses photographies où il se métamorphose en détournant de manière très kitsch les chefs-d’œuvre de l’art occidental. Dumb Type saura en puiser le cynisme et l’art du travestissement inspiré du théâtre Kabuki. Le philosophe Akira Asada, ami de Félix Guattari et de Paul Virilio mais inconnu des Français faute de traduction, évoque le terme « post moderne » pour définir Dumb Type. Ce concept si souvent galvaudé dans notre culture revêt une résonance particulière dans la civilisation japonaise. Pour en apprécier le sens, il faut l’associer au terme « Post war », car malgré quelques tentatives artistiques d’avant-guerre, les Japonais n’ont pas connu « notre » modernité occidentale. En effet, après le groupe Gutai issu de l’immédiate reconstruction d’un pays montré du doigt par l’ensemble des grandes nations, puis Fluxus, on peut affirmer que Dumb Type s’inscrit dans l’histoire d’une nouvelle modernité esthétique postérieure à la notre. Chaque œuvre est fixée dans le « contenu sédimenté » qu’évoquait le philosophe Adorno dès les années 30. La plus grinçante des fêtes « post modernes » que théorise Asada ressemble alors au Théâtre de la cruauté d’Artaud dévorant ses propres acteurs ou à l’Opéra de Quat’sous, reprenant les mêmes procédés de dénonciation qu’utilisait Brecht pour décrire l’Allemagne décadente.

Des danseurs devenus androïdes
L’engagement de Dumb Type s’est porté sur l’abrutissement de la société avec PH en 1990, s’est transformé en un hymne activiste avec S/N en 1995, et a tenté avec Or en 1997, après la disparition du fondateur du groupe, de restituer les visions cliniques et abstraites de la mort. Dans un texte quasi testamentaire, Teiji Furuhashi décrivait le terrain de prédilection de Dumb Type, le situant dans l’observation de la société en marge, selon un engagement qui se transformera en un mouvement militant dépassant les frontières de l’art et de la vie : « et c’est ainsi que je voulais, sur tous les champs de bataille, être touché par les tirs croisés de toutes les balles. Quels autres moyens avais-je de vérifier que j’existais ? S’engager sans cesse dans des affaires individuelles, l’amour ou les relations humaines, par exemple, est tout à fait naturel pour un être humain. Mais moi, en tant qu’artiste, une seule question m’obsédait : n’était-ce pas nécessaire que je m’implique dans quelque chose de plus ? » Le public de plus en plus nombreux fut le témoin de cette radicalisation des intentions du groupe. Car la violence émotionnelle agit tel un électrochoc pour les occidentaux qui souhaitent découvrir la société nippone sans ses clichés habituels qu’abreuvent nos médias. Chaque fois, les spectateurs sortent médusés, ayant eu l’impression d’accéder à l’image d’un Japon totalement ignoré ou inavouable. Et s’il fallait définir un style propre à Dumb Type, il faudrait reprendre les préceptes artistiques qui régissent la création théâtrale traditionnelle. Teiji Furuhashi a gardé de son enfance le goût des cabarets et des maisons closes où sa mère réalisait les kimonos et les décorations chatoyantes pour les geishas. A cette idée d’un corps festif, artificiel jusqu’à l’obscène qu’il transformait lui-même en icône drag-queen, Teiji associe la conception du corps autrement plus codifiée car pétrie des traditions du répertoire du Kabuki, tragique et romantique et du No, classique et abstrait. Là, au contraire, le corps n’est que l’instrument d’un sentiment symbolisé par les mouvements contrôlés qu’un maître aura enseigné selon une répétition infinie jusqu’à ce que l’acteur disparaisse et se fige comme une sculpture abstraite. Pour Teiji Furuhashi, l’interprète ou le danseur se métamorphosent en « androïdes unisexes » pour mettre en valeur une corporéité « de type passif, qui laisse entrevoir la docilité et l’élégance d’un rite ». Très éloignés des danseurs occidentaux qui donnent à voir leur subjectivité, les acteurs de Dumb Type évoluent tels des robots rarement réglés à la perfection, ce qui génère souvent un malaise ou un humour décalé renvoyant à l’origine du nom qu’ils ont choisi. Dumb n’évoque-t-il pas en anglais le mutisme et la bêtise que se refusent pourtant ces artistes idéalistes engagés à trouver une nouvelle forme d’existence et de bonheur ? Depuis la mort de Teiji Furuhashi, Dumb Type s’est recomposé avec les membres fondateurs et d’autres partenaires liés à la performance ou à la scénographie. Toru Koyamada s’est désormais consacré aux concepts oubliés d’une architecture communautaire faite dans l’urgence, après la reconstruction de Kobe ou dans un quartier populaire de Kyoto. La genèse de cette démarche puise ses sources dans l’activité intrinsèque du groupe : le refus de la négation de l’Autre, cet inconnu dans la société japonaise qu’un seul mot résume pour donner toute l’étendue du travail à effectuer sur l’altérité : le gaijin, l’étranger, signifie encore et avant tout le « barbare »... Bubu de la Madeleine apparaissait nue avec un long fil sortant de son entrejambe d’où se déroulaient les fanions de tous les drapeaux de la planète. Elle s’est consacrée à son travail de « sex worker », travailleuse sexuelle reconnue et non prostituée clandestine, et associe cette « mission d’utilité publique » à sa propre activité artistique. Enfin, depuis neuf ans, trois danseuses intégrées au collectif Dumb Type se produisent dans les meilleures boîtes de nuits du monde entier sous le titre des OK Girls, trio dadaïste prônant, selon des messages décapants, la fin de tous les tabous dans l’empire du Soleil Levant. Dumb Type poursuit ainsi son activité en démultipliant les projets avec cette prestance rare, toute japonaise, qui l’estampille aujourd’hui sous le sceau téméraire de la longévité et de la grâce. En effet, rares sont les artistes japonais qui ont su, de leur vivant, instaurer un respect et surtout une ligne de conduite qui influence une jeunesse en quête de repères. Dans les quartiers chauds de Tokyo, entre Shinjuku Ni-chome et Harajuku, il y a un avant et après Teiji Furuhashi, tant il a décapé les valeurs morales de la société tout en sachant donner espoir à toutes les minorités en quête de reconnaissance.

Guide pratique

- Le spectacle Il s’agit de la version définitive d’un spectacle présenté en octobre 1999 au Manège de Maubeuge et qui a connu une évolution à la faveur des diffusions et résidences qui ont suivi. La forme finale a été créée au Théâtre national de Tokyo en novembre 2000. Elle combine nouveaux médias, danse et narration fragmentée pour explorer le phénomène de la mémoire. La scène nue est divisée par un mur infranchissable et translucide d’où jaillit une cascade d’images. Les acteurs, après l’avoir escaladé, sont catapultés, changent de dimension et se croisent au gré des changements du temps. Memorandum, Maison des Arts et de la Culture, place Salvador Allende, 94 000 Créteil, tél. réservations : 01 45 13 19 19. Du 24 mai au 1er juin, à 20h30 en semaine, le dimanche à 15h30. Prix des places, de 7 à 18 euros. En 2002, Memorandum sera également en représentation au Festival ArtRock de Saint-Brieuc, les 17 et 18 mai, à Singapour et en Malaisie, du 22 au 30 juin.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°536 du 1 mai 2002, avec le titre suivant : Le Japon décadent de Dumb Type

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