Art contemporain

Claude Lévêque, la violence sourde

Par François Piron · L'ŒIL

Le 1 mai 2002 - 1331 mots

Hyperproductif, Claude Lévêque présente dans les mois à venir pas moins de six nouvelles installations en France et à l’étranger, poursuivant une œuvre qui est aujourd’hui l’une des plus passionnantes et impressionnantes de ces vingt dernières années.

Depuis le début des années 80, l’œuvre de Claude Lévêque frappe par sa cohérence et la diversité des formes qu’elle a prises, par la puissance d’évocation et de stimulation d’affects qu’elle engendre chez le spectateur, par sa relation intime, enfin, avec une histoire artistique et culturelle, en restant toujours à l’écart de tout effet de citation ou d’anecdote. Schématiquement, on pourrait diviser l’œuvre de Lévêque en plusieurs périodes, dont la première serait celle des « autels », des hommages à une enfance et une adolescence vécues ou rêvées : photographies et menus objets sont exposés soigneusement tels des reliques, petits paysages sculptés montés sur socle et surmontés de prénoms en néon bleu suspendus... La facture est aussi appliquée que délibérément malhabile, empruntée aux arrangements domestiques de dessus de cheminée, mais avec en tête les Reconstitutions et les Compositions de Christian Boltanski. Avec ce dernier, Lévêque partage un sens de la théâtralisation, une attention particulière portée aux ambiances créées par la lumière, qui va se déployer avec ses premières installations, dès 1984 : l’atmosphère y est crépusculaire, avec le recours d’éclairages, de bandes sonores... Dans les années qui suivent, le travail de Lévêque se concentre sur des agencements d’objets qu’il tatoue de formules elliptiques et souvent traumatiques (La peur du vide...) et qu’il met en lumière, au sens propre, de manière toujours renouvelée. Une ampoule nue éclaire un lit d’enfant dont ne subsiste que le sommier, sur lequel est gravée la formule « Le trou dans la tête » ; le mot « asile » dessiné en fil de fer est fixé sur une chaise d’écolier. A mesure que ces mots vont disparaître des œuvres de Claude Lévêque, le mobilier choisi, d’abord domestique, évoque davantage le cadre normatif du collectif, le bois des bancs d’école cède progressivement la place au métal, les dispositifs diffusent un sentiment croissant d’oppression, une atmosphère de plus en plus carcérale. Un gyrophare au fond d’un caddie de supermarché projette l’ombre des grilles sur les murs en 1990 ; l’année suivante, une œuvre marque le paroxysme de cette violence sourde : à la galerie Eric Fabre, Claude Lévêque expose des stalles et des mangeoires de porcherie, et réduit la hauteur de l’entrée de la salle à la taille d’un animal, contraignant le visiteur à se courber, revisitant l’injonction de Mike Kelley (« Crawl, worm ! »/« rampe, ver ! ») qui obligeait en 1985 le spectateur à ramper sous un de ses tableaux pour accéder à une salle secrète. Claude Lévêque cultive la formule glaçante, alliée à un sens de la provocation dérangeante, frontale, immédiate. C’est ainsi qu’il associe sur une affiche l’image d’un pavillon Phénix retranché derrière une enceinte de grillage à une phrase manuscrite, « Prêts à crever ? », de cette écriture tremblée de vieille dame qu’il utilisera de nombreuses fois, ou qu’il crée ce raccourci effrayant entre un Mickey de néon et la sentence sinistre du portail d’Auschwitz « Arbeit macht frei ». Récemment, sur le carton de son exposition à La Salle de Bains de Lyon, il affichait « Mon combat » écrit dans la typographie de la bière Kronenbourg. La frontalité de ces assemblages évoque la rage sans distance, parfois incontrôlée, des graffitis. Lévêque n’explique rien, ne se justifie pas, ne cherche pas à atténuer cette agressivité par l’imposition d’un sens ou d’une morale rassurante, même si, indéniablement, il y a une morale de l’œuvre, mais plutôt dans le sens qu’exprime Witold Gombrowicz : « L’artiste ne raisonne pas, il se défoule. (...) Il faut mettre en action la morale dont on dispose (...), s’attaquer à ce qu’on méprise, à ce qu’on déteste, à la violence, à la fausseté, à la cruauté, à toute scélératesse, telle qu’elle se présente, sans se préoccuper des raisons profondes »2. Lorsqu’il recouvre les murs d’un appartement de matelas usagés (Appartement occupé, 1994, Bourges) ou qu’il parque des moutons dans la fosse du Centre Pompidou (exposition « Au-delà du spectacle », 2000), il y a chez Claude Lévêque la même agressivité, le même désir de mettre le spectateur dans une situation inconfortable que chez Bruce Nauman en 1969 lorsqu’il repousse ce dernier en grondant « Get out of my mind, get out of this room ». Il s’agit pour Lévêque d’évoquer la souffrance, la peur, les phobies, les conditionnements du collectif sur l’individu, les places assignées, le totalitarisme des mots d’ordre du divertissement généralisé. Il se fait le peintre d’un monde qui, sous ses apparences policées, se délecte de la barbarie. Tout au long des années 90, ses dispositifs vont se radicaliser, évacuer progressivement les objets pour ne plus recourir qu’à des combinaisons d’espaces, de lumières et de sons toujours plus immersives, aussi fascinantes que brutales, qu’il considère comme des « expériences sensorielles ». Les pièces les plus marquantes sont peut-être Kollaps en 1999 au Consortium de Dijon (dans l’obscurité totale, le vrombissement de pales d’hélicoptères rivalise avec une soufflerie qui frappe le spectateur de plein fouet) et Claude, présentée en 2000 dans l’exposition « Voilà » au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, où des détonations assourdissantes déclenchent une lumière aveuglante. Lévêque ne lésine pas sur les effets, il veut hypnotiser, tétaniser, laisser le spectateur aux prises avec des sentiments contradictoires, d’attraction et de répulsion mêlées, montrer jusqu’à quel point l’ordre, l’entrave peuvent aussi se révéler fascinants et désirables. Il y a constamment chez Claude Lévêque l’alternance entre une noirceur dépressive, solitaire, et un appel sourd à la révolte, sans pour autant qu’affleure jamais un quelconque discours militant. Il n’est pas innocent qu’une affiche qu’il édita en 95 utilisait une déclaration de Florence Rey, « Nous voulons en finir avec ce monde irréel ». Depuis ses toutes premières pièces, Claude Lévêque n’a cessé d’évoquer l’adolescence comme moment d’instabilité, d’absence de repères, de révolte mais aussi de désespoir et de perte des illusions. Sa relation au rock va dans le sens de cette dépense éperdue d’énergie, imbibe ses œuvres et s’exprime explicitement dans certains titres (Kollaps, emprunté au groupe industriel allemand Einstürzende Neubauten ; Stigmata, au groupe du début des années 80 Bauhaus ; I wanna be your dog, aux Stooges, précurseurs du punk...). Dans une interview parue dans le fanzine Fuck Art, Let’s Dance en 19923, Lévêque disait son admiration pour le groupe Bérurier Noir et sa musique aux accents « cruels, désespérés, incontrôlés ». Tout au long de son existence, avortée à la fin des années 80, Bérurier Noir oscilla entre l’appel au mouvement et au soulèvement de la jeunesse, avec une dimension politique sans précédent (Porcherie, en 1985, fut la première dénonciation ouverte du Front National dans une chanson) et une dimension morbide, désolée, chaotique, une récurrence des thèmes du meurtre et du suicide, comme s’ils endossaient de façon cathartique toute la violence d’un monde perverti. A sa manière, Claude Lévêque rend lui aussi compte d’une fin de partie, d’un game over généralisé. La fête est finie et il n’y a plus rien à perdre. Le spectacle continue, Claude Lévêque en est « la part maudite ».

Expositions en cours et à venir

Jusqu’au 29 juin, « Blue water », Biennale de Gwangju, Corée.

A partir du 18 avril, « reconstruire la fenêtre », Rice Gallery, Tokyo, Japon (exposition personnelle).

En avril, « sabra et chatila », Art Space, Sydney, Australie.
Du 11 mai au 20 juillet, « Welcome to Pacific dream », La Galerie, Noisy-le-Sec.

Du 23 mai au 8 septembre, « City strass », Project room, Musée d’Art moderne et contemporain, Strasbourg.

Du 8 juin au 20 juillet, « D’Evian », galerie Matthias Arndt, Berlin.

Le 12 juin, « shooting star », Art unlimited, Yvon Lambert, Art Basel.

Du 20 juin au 20 août, « wild horses », jardins de la Villa Medicis, Rome.

En octobre 2002, commande publique, Ecole d’Architecture de Grenoble.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°536 du 1 mai 2002, avec le titre suivant : Claude Lévêque, la violence sourde

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