Matisse Picasso dialogue de maîtres

L'ŒIL

Le 1 septembre 2002 - 1819 mots

Unique sans doute au XXe siècle par son aspect expérimental et sa longévité record, le dialogue visuel entre Matisse et Picasso, durant près de cinquante ans, se révèle aussi complexe et provocateur qu’attractif et enchanteur. Les quelque 170 œuvres réunies cet automne au Grand Palais sont autant
d’étapes de cette confrontation lumineuse.

Pour les deux maîtres figuratifs, le genre du dialogue plastique, élevé au rang supérieur des pratiques artistiques, exclut le récit dogmatique ; toute indication descriptive ou narrative est le plus souvent bannie. Scandé par d’innombrables répliques, sa particularité est d’être un habile chassé-croisé d’idées inédites autour d’un thème, d’une technique, ou d’une pensée. Contrairement à la légende, il n’existe aucune rivalité ou antipathie entre Matisse et Picasso. Au contraire, le respect et l’admiration mutuels sont à l’origine de cet échange de vues et de bons procédés rigoureux autant que ludique. De cette relation fraternelle vitale, Picasso se souviendra à la fin de sa vie : « Il faudrait pouvoir mettre côte à côte tout ce que Matisse et moi avons fait en ce temps-là (en 1907). Jamais personne n’a si bien regardé la peinture de Matisse que moi. Et lui, la mienne. »

C’est vraisemblablement en mars 1906 que commence le face à face : trois membres de la famille Stein, collectionneurs américains, emmènent Matisse dans l’atelier de Picasso, dans le but de découvrir le Portrait de Gertrude Stein (1905-1906), sombre et inquiétante effigie en cours de réalisation. Mais les deux hommes connaissent déjà leur travail respectif et se sont même peut-être croisés au hasard d’une de leurs expositions à la galerie Berthe Weill, dès 1902. Pour Picasso, la rencontre fatidique se produit véritablement au Salon des Indépendants de 1906. Matisse y fait scandale avec une œuvre totalement dédiée à la couleur et aux arabesques, Le Bonheur de vivre (1905-1906), tableau clé dont l’impact sur l’imaginaire de Picasso se prolonge tout au long de sa vie.

A cette époque, l’art de Matisse est en avance sur celui de Picasso, en termes d’audace formelle et de couleur. Afin de se démarquer, Picasso opte pour une œuvre pâle, inscrite dans la culture méditerranéenne, Le Meneur de cheval, terminée au printemps 1906. Dès lors, les deux hommes commencent à se fréquenter régulièrement. A l’automne 1907, en signe d’amitié, ils échangent des tableaux récents, Portrait de Marguerite de Matisse, et Cruche, bol et citron de Picasso.

L’enjeu de l’art moderne se cristallise subitement autour du primitivisme, qui annonce, sur certains points, la naissance du cubisme. A l’automne 1906, Picasso travaille dans un état de crise ses Deux Nus, dont les tailles exagérées préludent à une révolution formelle irréversible. Celle-ci éclate au printemps 1907 avec Les Demoiselles d’Avignon, tableau que Matisse avoue ne pas aimer. Avec Luxe I, peint à Collioure au début de l’été 1907, Matisse riposte du tac au tac avec une technique percutante caractérisée par l’étalement de couleur pure déposée par coups de pinceau énergiques sur des personnages ébauchés.

A d’autres égards, Matisse prépare le chemin cubiste de Picasso. Par son intermédiaire,
il démontre au peintre espagnol que le travail de Cézanne peut être source de nouvelles pistes au même titre que l’art africain, comme l’indique clairement, en 1913, Portrait de Madame Matisse.

La découverte de l’art nègre au musée du Trocadéro explique en grande partie Les Demoiselles d’Avignon, les masques d’art tribal aidant Picasso à développer une manière différente, que Matisse qualifie d’anti-esthétique. Une seconde réponse de Matisse aux Demoiselles d’Avignon ne se fait pas attendre, avec Baigneuses à la tortue, en 1908. Réalisée après un voyage en Italie durant l’été 1907, les influences de Giotto comme de Cézanne y sont manifestes. Picasso enfonce le clou avec une série de compositions cubisantes, dont Trois femmes, probablement terminée à la fin 1908 et, l’année suivante, Femme à l’éventail. Le rejet de la perspective unique permet dorénavant à Picasso de prendre possession de ses sujets sous tous les angles.

L’année d’après, Picasso produit des œuvres d’une beauté énigmatique relevant du cubisme analytique, trop austères, trop cérébrales au goût de Matisse, et qui plus est, ignorent la couleur, son mode d’expression favori. A ce stade très expérimental de l’élaboration d’un nouveau langage plastique adapté à la peinture comme à la sculpture, les recherches entreprises autour des formes volumétriques entraînent Picasso vers une dissolution des figures, dans des constructions de plans imbriqués comme Le Guitariste, en 1910. Le nouvel engagement artistique de Matisse est alors inspiré par la pensée de Bergson, favorable à une approche des choses plus intuitive qu’intellectuelle. Ce parti pris est précédé d’une identification grandissante à l’art islamique, lors de la visite d’une exposition à Munich en 1910. L’art islamique parle à Matisse, d’abord pour son sens de la couleur et de la forme décorative, ensuite pour la notion de grand espace que suggèrent les compositions compartimentées des miniatures persanes (La Famille du peintre, 1911).

Entre 1914 et 1917 Matisse se rend compte qu’il ne peut plus ignorer les avancées du cubisme, et choisit définitivement Picasso comme interlocuteur privilégié, au détriment de Braque ou de Gris. Vue de Notre-Dame, 1914, montre qu’il absorbe quelques règles du cubisme, notamment celle qui autorisait le retour de la couleur, par l’intermédiaire de la technique du papier collé. Grâce à elle, Matisse réalise des tableaux remarquables par leurs grands formats et leurs compositions très architecturées, comme Nature morte d’après La Desserte de Jan Davidsz de Heem, en 1915, ou Les Marocains, en 1915-1916. Les ambiguïtés spatiales et les tensions créées entre les couleurs, nombreuses dans les œuvres synthétiques de Picasso, sont totalement étrangères au propos de Matisse. Seul un coloriste de génie comme Matisse réussit à obtenir le juste équilibre entre des aplats de couleurs et une surface suggérant un espace réel. Dès fin 1916, et tout au long de sa première période à Nice, Matisse se détourne de l’avant-garde, favorisant la manière réaliste. Cette orientation s’inscrit dans le cadre plus général du retour au classicisme propre aux années 20, et initié en grande partie par Picasso avec ses dessins de style ingresque.

Peu à peu, le fossé entre Matisse et Picasso s’élargit, en grande partie du fait de la place envahissante que s’octroie le surréalisme. Dès 1914, Picasso produit une série de dessins d’une tonalité fortement proto-surréaliste.

Par exemple, la double courbe, paradoxalement fréquente dans l’esthétique cubiste, est un
élément « substituable » qui peut être perçu indifféremment comme le profil d’une guitare ou comme le contour d’un corps de femme (Nu avec joueur de guitare). Si Picasso ne devient jamais un authentique surréaliste, il représente, avec De Chirico et Marcel Duchamp, l’une des trois sources principales de cet univers visuel.

Dans la seconde moitié des années 20 et au début des années 30, Picasso évolue dans un environnement de type biomorphique (Figures au bord de la mer, 1931). Ce style enthousiasme
particulièrement les surréalistes pour sa forte connotation érotique. En face, Matisse se positionne de manière critique. Il ne fait aucune mention du surréalisme dans ses écrits ; il répugne cette esthétique car il juge que la beauté existe dans la sérénité et non dans le convulsif (Nu endormi, 1932). C’est par le biais de l’odalisque que Picasso réapparaît pour conquérir le territoire de Matisse. Mais, alors que les figures de Matisse restent sensuelles, celles de Picasso, à la fin des années 20, expriment un érotisme menaçant.

En 1929-1930, la production de Matisse, en termes de tableaux de chevalet, décline sensiblement. L’artiste renoue avec la modernité en acceptant une grande décoration pour la Barnes Foundation à Merion. Les fonds abstraits de la composition, dans lesquels sont insérées des figures dansantes, sont réalisés au cours du travail préparatoire à l’aide de papiers gouachés découpés, technique d’une importance capitale dans l’art de Matisse. Parallèlement à ce travail monumental, Matisse réalise des illustrations pour les Poésies de Mallarmé, dans un style épuré que Picasso reprend dans ses illustrations des  Métamorphoses d’Ovide.

A son retour à Nice, la peinture de Matisse est encore plus concise. Elle tient compte des
réalisations récentes de Picasso qui, dans ses dernières images de Marie-Thérèse Walter ou dans ses premiers portraits majestueux de Dora Maar, dessine dans un style plus serein.

Mai 1940 marque le moment de la dernière rencontre de Matisse et de Picasso pour les cinq ans à venir, alors qu’ils se considèrent comme les seuls véritables explorateurs des traditions picturales. Indirectement, la guerre elle-même va les aider à cimenter cette solidarité. Chacun des partenaires a besoin de sentir la présence de l’autre, aussi, échangent-ils ou font-ils l’acquisition de quelques-unes de leurs œuvres.

Pendant l’Occupation, Picasso, interdit d’exposition, devra attendre l’automne 44 pour que lui soit consacrée une grande salle au Salon de la Libération. Après la guerre, les deux hommes sont unanimement considérés comme des trésors nationaux. En 1945, l’Etat français achète six tableaux à Matisse pour le Musée national d’Art moderne dont Le Luxe et Nature morte au magnolia, tandis qu’en 1947, Picasso fait don de dix toiles au même musée.

Alors que Picasso passe la plupart de son temps dans le Midi, la relation entre les deux artistes entre dans sa dernière phase. En 1952, après l’inauguration de la chapelle de Vence, Picasso s’inspire à nouveau de la sérénité que dégage l’œuvre réalisée par Matisse. Même après la mort de ce dernier, le 3 novembre 1954, leurs chemins se rejoignent. Picasso entame ses variations sur un thème traité par Delacroix avec Femmes d’Alger, 1955, faisant remarquer : « Quand Matisse est mort, il m’a laissé ses odalisques en héritage. » Quant aux sculptures en métal peint du Picasso des années 60, elles sont d’ultimes réponses aux grandes gouaches découpées que réalisa Matisse en 1952.

Une seule citation attribuée à Matisse comme à Picasso résume parfaitement leur inestimable
dialogue plastique, fertile d’invention et de générosité : « Nous devons nous parler autant que nous le pouvons. Si l’un de nous meurt, il y aura quelque chose que l’autre ne sera jamais capable de dire à quelqu’un d’autre. » 

- L’exposition Voulant confronter l’ensemble de l’œuvre de Matisse et Picasso pour la période 1906-1960, elle reconstitue les moments clefs de ce dialogue à travers une centaine de peintures, une trentaine de sculptures et une quarantaine de dessins, certaines pièces étant présentées pour la première fois en France. Cette confrontation prend la forme d’une juxtaposition lorsqu’il s’agit d’exposer les thèmes du nu et du traitement de la figure, mais aussi d’un dialogue énigmatique lorsque sont montrés ensemble les papiers découpés de Matisse et les sculptures en tôle de Picasso. " Matisse-Picasso ", Galeries nationales du Grand Palais, entrée square Jean Perrin, 75008 Paris, tél. 01 44 13 17 17 ou 3611 Galeries nationales ou www.matissepicasso.com Du 22 septembre au 6 janvier 2003. Horaires : tous les jours sauf le mardi, de 10h à 20h, le mercredi de 10h à 22h. Entrée sur réservation de 10h à 13h, sans réservation à partir de 13h. Réservations : Fnac, Virgin, Carrefour, Printemps Haussmann, par tél. au 0892 684 694 ou www.fnac.com

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°539 du 1 septembre 2002, avec le titre suivant : Matisse Picasso dialogue de maîtres

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