Quand Messerschmidt perd la tête

L'ŒIL

Le 1 janvier 2003 - 1233 mots

Franz Xaver Messerschmidt (1736-1783) est à la fois l’un des sculpteurs les plus représentatifs du Baroque en Autriche et le plus marginal. Professeur à l’Académie impériale des Beaux-Arts de Vienne, il brise les carcans du portrait baroque et réalise toute une série de « têtes grimaçantes », qui lui valurent d’être écarté de la scène artistique officielle. Le Musée du Belvédère de Vienne lui consacre aujourd’hui une exposition monographique d’envergure.

Le mélancolique, le sinistre, le satirique, l’hypocrite, l’hypocondriaque, l’obstiné, le vexé, l’inquiet... autant de caractères, d’états d’âme, que Messerschmidt traduit dans des expressions faciales, des portraits qui ont eu pour conséquence de le donner pour fou. Avec plus de 65 œuvres, la galerie inférieure du Musée du Belvédère revient sur la carrière du sculpteur autrichien et tente de mettre en lumière cette période si énigmatique de son œuvre que sont ces « têtes grimaçantes » ou « têtes de caractère ». Franz Xaver Messerschmidt grandit à Munich dans la maison de son oncle, Johann Baptist Straub, sculpteur sur bois, qui sera également son premier maître. En 1752, il déménage à Graz et achève sa formation chez son oncle Philipp Jakob Straub, lui aussi sculpteur. Trois ans plus tard, installé à Vienne, Messerschmidt est l’élève de Jakob Schletterer à l’Académie des Beaux-Arts. Très tôt, il fait preuve d’une grande maturité artistique et, dès la fin de ses études, il est sollicité par la cour et la grande noblesse. En sont témoins les bustes en bronze de l’impératrice Marie-Thérèse et de son mari François-Etienne de Lorraine datés de 1760, les deux reliefs en bronze représentant Joseph II et sa première femme Marie-Isabelle de Parme (1760-63) qui côtoient le buste de Joseph II de 1767, ou encore les spectaculaires représentations en pied de Marie-Thérèse en reine de Hongrie et de son mari, François-Etienne de Lorraine (1764-66), qui furent commandées à l’artiste par l’impératrice elle-même à la mort de ce dernier. Autant d’œuvres qui, dans l’exposition, donnent une idée du personnage officiel et important que Messerschmidt était à la cour à cette époque. En 1769, il est nommé professeur substitut de sculpture à l’Académie, mais à la mort de Jakob Schletterer en 1774, il est écarté de l’enseignement ; les académiciens lui refusent la succession au poste de ce dernier, en raison de sa « curieuse santé ». Accablé par les rumeurs, Messerschmidt décide de se retirer de la scène artistique officielle. Et en 1777, il déménage à Bratislava chez son frère où il décédera en 1783.

Une nouvelle conception du portrait
Messerschmidt s’attache à la réalisation de ces « têtes de caractère » dès 1770, et s’y consacre jusqu’à sa mort. 69 de ces têtes ont été retrouvées dans son atelier après son décès. Dix ans plus tard, alors qu’elles font l’objet d’une exposition à Vienne, un anonyme les a classées, identifiées, leur a donné un titre et une courte explication, et chaque tête fut numérotée d’un chiffre gravé sur la partie droite de leur socle. Ces appellations, aussi aléatoires qu’elles peuvent être, sont encore celles que nous employons aujourd’hui pour désigner ces têtes de caractère – même si nous savons aujourd’hui que l’artiste ne leur avait pas donné de titre. Ces têtes de caractère dépeignent une multitude d’expressions faciales, de grimaces suggestives, et pourtant à peine identifiables. Les titres, aussi indicatifs soient-ils, ne sont pas toujours d’une pertinence évidente et restent une indication subjective. La tête en avant ou rentrée dans les épaules, les traits sont tirés, les visages contrits, les veines du cou souvent contractées, jaillissent de l’épiderme dans un effort presque physique. Avec ces visages crispés, Messerschmidt ouvre une nouvelle voie pour le portrait. Très réaliste, il s’appuie sur l’humain et l’état d’âme. Sans fioriture décorative, il laisse la place à une harmonie de rides, belles et élégantes courbes qui façonnent les volumes, ou légères et délicates incisions. Le visage est divisé selon un axe vertical, et parfois la symétrie semble si parfaite qu’il semble que les deux profils sont identiques. Qu’elles soient en plomb, en albâtre, en étain, en bronze, ou en marbre, elles montrent une finesse d’exécution remarquable. Avec ces têtes, Messerschmidt se dresse contre l’Académie. En tant qu’enseignant, c’était un suicide. Messerschmidt n’était pas « politiquement correct ». On l’a alors dit fou, et soupçonné de paranoïa, voire de schizophrénie, prenant en caution sa sculpture, ses têtes et son comportement général comme l’évidence de sa déficience psychique. Si cela semble démesuré, ce qui s’est joué en 1770-1775 est difficilement imaginable aujourd’hui. Ces têtes ne surgirent pas ex-nihilo dans l’œuvre de Messerschmidt, comme des conséquences d’une folie qui l’aurait soudainement frappé. Sa période baroque s’achève en 1769 avec le buste de Gerard van Swieten (1770-72), médecin à la cour, un portrait commandé par l’impératrice Marie-Thérèse. Parallèlement, il réalise à cette période, 1769-1770, des portraits « graves » qui montrent déjà une tendance néoclassique. Son voyage à Rome en 1765 fut en cela probablement déterminant. Que ce soit le portrait de l’homme des Lumières Franz von Scheyb (1769) ou celui de son ami, le philosophe Franz Anton Messmer (1770), Messerschmidt semble clairement s’inspirer des sculptures de l’Antiquité romaine. On notera d’ailleurs que sur le socle du portrait de Messmer, Anton devient l’inscription Antonius et le « u » est transformé en « v », à l’instar des romains. Avec ces portraits, Messerschmidt s’oriente déjà vers un nouveau classicisme. C’est à partir de ces premiers travaux qu’il se consacre aux têtes de caractère à proprement parler. Il est difficile aujourd’hui d’affirmer quelles ont été les raisons qui ont poussé Messerschmidt à réaliser ces « têtes de caractère » et beaucoup d’hypothèses ont été émises. On a dit, par exemple, que l’artiste souffrait d’hallucinations et que ces têtes avaient peut-être pour lui une fonction curative, on a vu également en elles des autoportraits et l’expression des états d’âme de l’artiste, mais rien ne permet de l’affirmer réellement. On a supposé aussi qu’elles pouvaient être l’illustration, la mise en pratique de la découverte d’une nouvelle science, la morphopsychologie. De même, peut-être ces têtes n’étaient-elles pas le symptôme d’une folie, mais plutôt l’expression radicale de sa vision de l’art et d’un ordre artistique à transgresser. Quoi qu’il en soit, ces têtes ont suscité étonnement et questionnement pendant de longues décennies et ce jusqu’à aujourd’hui, tant elles sortent d’un cadre spatio-temporel figé. Art visionnaire, précurseur ou acte de folie isolé ? Cette question a hanté les historiens. Les passions, la colère de Messerschmidt contre l’Académie et les carcans artistiques sont toujours aussi actuelles dans l’enjeu qu’elles représentent. Sa révolte contre l’ordre établi est hors du temps. Et la question de savoir si Messerschmidt était fou ou non importe peu. L’indépendance artistique a toujours eu comme conséquence l’isolement et le rejet. Et l’anormal, le hors norme sont souvent considérés comme symptomatiques de la folie. Malgré les pressions, Messerschmidt a suivi ses idées et pressentait sans doute la perspective d’un nouvel ordre. Voilà en quoi consista sa révolution. « Vous pouvez ébranler l’édifice mais pas le réformer », comme le souligne le critique Herbe Ranharter. Que Messerschmidt incarne le génie ou la folie, peu importe, il tenta de réformer l’édifice.

L'exposition

L’exposition « Franz Xaver Messerschmidt » se tient à la galerie inférieure du Musée du Belvédère à Vienne, Scherzergasse 1A, tél. 00 43 1 79 557 262, www.belvedere.at, du 11 octobre au 9 février. Ouvert du mardi au dimanche de 10h à 19h (fermé les 24 et 25 décembre).

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°543 du 1 janvier 2003, avec le titre suivant : Quand Messerschmidt perd la tête

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