Les dessins de l’entre-deux-guerres d’Otto Dix

L'ŒIL

Le 1 février 2003 - 850 mots

Après ou plutôt en même temps que la rétrospective Beckmann au Centre Pompidou, celle de Schad au musée Maillol, et peu avant une exposition au musée de Grenoble regroupant des artistes moins connus de la Nouvelle Objectivité, quelque cent dessins d’Otto Dix sont présentés à la galerie d’Art graphique du Musée national d’art moderne. Ce tir groupé, dû davantage à un concours de circonstances qu’à une programmation préméditée, permettra au public français d’avoir une vue d’ensemble sur ce mouvement artistique aux contours incertains, trop hâtivement assimilé à un style alors qu’il s’agit d’un label associant des artistes dont l’itinéraire, la manière, la vision du monde et les opinions politiques étaient très différentes.
Le terme « Nouvelle Objectivité » , apparu pour la première fois en 1923 sous plume du conservateur et critique Hartlaub et consacré par une exposition organisée au musée de Mannheim en 1925, est souvent, à tort, considéré comme la prolongation de l’expressionnisme sous une forme plus crue et plus grinçante.
Or, d’une certaine manière, il en est l’exact opposé. En rupture avec le lyrisme et l’exacerbation des sentiments intérieurs qui caractérisent l’expressionnisme, mais aussi avec l’idéalisme cherchant à ressourcer l’art au contact d’une pureté primitive ou populaire, tournant le dos aux recherches d’avant-garde dont ils avaient été, pour certains, les protagonistes, les artistes de la Nouvelle Objectivité se veulent les chroniqueurs impitoyables, engagés ou distants, du tremblement de terre et de ses répliques subis par l’Allemagne : la guerre, la défaite, les révolutions et les coups d’État avortés, l’hyperinflation. Entre 1918 et 1923, une société figée jusqu’alors dans l’uniforme wilhelmien voit s’effondrer toutes les valeurs qui lui servaient de socle (discipline, patriotisme, ordre social et moral, solidité de la monnaie). Cette société hébétée, traumatisée, désorientée et amère, va se précipiter dans la luxure et le lucre en même temps que s’ouvrir à tous les vents de la modernité, avide d’expériences et d’émotions nouvelles. Alors que s’est déchiré le voile de l’idéalisme allemand c’est ce monde et ce demi-monde convulsif de la République de Weimar, à la fois pathétique et grotesque, que dépeindront avec férocité Grosz, Schad, Dix et Beckmann.
Grosz, artiste engagé, met en scène la lutte des classes avec des personnages caricaturaux dans un esprit proche du théâtre de Brecht et Piscator. Beckmann, artiste individualiste et cosmopolite, à la lisière du mouvement, réalise une peinture allégorique en empruntant à la modernité française. Dix est à coup sûr le plus germanique des peintres de la Nouvelle Objectivité, tant par sa thématique que par son style : non seulement parce qu’il n’a jamais quitté l’Allemagne et a refusé de s’exiler même lorsqu’il fut persécuté ou du moins écarté par le régime nazi, mais aussi parce qu’il incarne au plus près la volonté de « vérisme » de ce mouvement artistique en s’inspirant exclusivement de la tradition picturale et graphique allemande.
Dix est né à Gera en Thuringe en 1891 et a suivi des études à l’académie des beaux-arts de Dresde où il sera nommé professeur en 1927 après deux années passées à Berlin. Révoqué de son poste en 1933, il s’établit dans un petit village sur les rives du lac de Constance où il demeurera jusqu’à sa mort en 1969. Après des débuts futuristes entre 1915 et 1919 puis une brève période dadaïste en 1920-1921 sous l’influence de Grosz et de Schlichter, Dix va élaborer ce style froid, précis, sarcastique, où l’objectivité révèle la monstruosité et où le réalisme confine au fantastique : prostituées qui sont tout sauf des filles de joie, calées dans les bras tatoués de matelots à la mine patibulaire, cul-de-jatte et gueules cassées bardées de décorations, femmes adipeuses aux chairs flasques. Ces portraits de société sont d’autant plus cruels et impitoyables qu’ils ne sont sous-tendus par aucune volonté idéologique ou engagement politique dont l’artiste s’est toujours défendu. Dix se contente d’observer avec le regard froid de l’entomologiste et compose à la manière de Grünewald et Hans Baldung Grien dans une peinture lisse, en multipliant les glacis.
Le thème de la guerre avec son cortège d’horreurs et d’infirmes, qui sera totalement évacué de la peinture de Beckmann à partir de 1923, reste récurrent chez Dix. Entre 1929 et 1932, c’est-à-dire durant la courte période de prospérité de l’Allemagne, il peindra le tableau apocalyptique La Guerre, à la fois réminiscence cauchemardesque et prémonition du cataclysme à venir.
L’exposition de dessins du Centre Pompidou qui couvre la période 1917-1939 (esquisses, dessins et cartons préparatoires pour les grandes compositions), présente pour la première fois en France des œuvres postérieures à 1933, dites de « l’exil intérieur ». Dix, dont les tableaux ont été décrochés des cimaises des musées pour figurer dans les expositions « d’art dégénéré », se voit contraint de ruser avec la censure. Il renonce aux sujets sulfureux, au persiflage et au trait acéré pour s’inspirer toujours davantage des maîtres anciens : Dürer, Holbein, mais aussi des romantiques Friedrich et Runge qui lui permettent d’exprimer sa mélancolie sinon son désespoir à travers des vieillards moribonds ou des paysages désolés.

PARIS, galerie d’Art graphique, Centre Pompidou, IVe, tél. 01 44 78 49 54, www.centrepompidou.fr, 15 janvier-31 mars.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°544 du 1 février 2003, avec le titre suivant : Les dessins de l’entre-deux-guerres d’Otto Dix

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