Le retour de l’architecte démiurge

Par Manou Farine · L'ŒIL

Le 1 février 2003 - 1652 mots

Après cinq années de fermeture, le Van Abbemuseum, installé au cœur d’Eindhoven, a enfin rouvert ses portes au public. Confié pour sa rénovation et son extension à l’architecte néerlandais Abel Cahen et pour l’aménagement intérieur au Belge Maarten van Severen, le nouvel ensemble témoigne de l’inflation spectaculaire dont a fait preuve l’équipement culturel ces deux dernières décennies. Il rappelle encore et surtout la mutation profonde de ses missions et enjeux originels troqués contre ce que l’on pourrait désormais qualifier de pôles d’attraction culturelle. L’occasion de s’arrêter sur
l’actuelle génération de musées d’art, aux mains d’une poignée d’architectes surdoués, en passe de devenir de véritables stars.

En plus de la rituelle carte postale figurant l’un des chefs-d’œuvre contemplé, le visiteur ajoute désormais une reproduction de l’édifice, en témoignage de son expérience muséale. Ce que les commentateurs auront eu vite fait de nommer l’effet Bilbao, en référence au musée Guggenheim de Gehry (1997), paradigme d’une architecture muséale dont l’image n’est pas loin de supplanter le contenu. C’est plus généralement le signe d’un changement de nature opéré par le musée. Ces vingt-cinq dernières années, on aura bâti plus de la moitié des quelque vingt-cinq mille musées existants dans le monde. Dépassant la contestation sévère dont il fit l’objet dans les années 1960 et 1970, le musée continue aujourd’hui, plus que jamais, d’agir en opérateur de validation culturelle, face à un public grandissant, parfois déboussolé par la création contemporaine. Une véritable débauche d’extensions, de réhabilitations et de constructions de musées redonne vigueur à une discipline en mal de reconnaissance et d’autonomie. La fin des années 1990 et le début des années 2000 ont vu naître une seconde vague de constructions et d’aménagements, destinés surtout à loger des collections d’art moderne et/ou contemporain. Ont ainsi récemment ouvert leurs portes au public, la Pinacothèque d’art moderne réalisée à Munich par Stephen Braunfels, la Tate Modern à Londres, signée par les Bâlois Herzog et de Meuron ou encore le nouveau Van Abbemuseum à Eindhoven conçu par Abel Cahen. Bien entamé déjà, ce second cycle marque toutefois quelques signes de fatigue. Les événements du 11 septembre, un climat économique morose et une surenchère budgétaire parfois délirante semblent avoir (relativement) émoussé cette fougue constructive. La rénovation du Lacma à Los Angeles, confiée à Rem Koolhaas, pourrait bien être suspendue faute de fonds suffisants. Le projet d’un nouveau Guggenheim à New York, attribué à Gehry et prévoyant un budget pharaonique de six cent quatre-vingts millions de dollars, est en passe d’être enterré. Le Guggenheim de Las Vegas, après seulement quinze mois d’existence, vient de fermer ses portes (cf. « Du mouvement dans les musées », p. 113). D’autres chantiers prévus de longue date prennent d’importants retards, à l’image du déjà fameux musée du quai Branly conçu par Jean Nouvel et qui désespère de sortir de terre sa longue galerie sur pilotis, sa terrasse et sa coupole plates. On attend toutefois quelques édifices culturels d’envergure, pour la plupart encore au stade de la conception. À noter au passage la vitalité de ce qui pourrait bien être une french touch en matière d’architecture muséale. Pour exemple, Bernard Tschumi, décidément très présent, s’attaque au musée d’Art moderne de São Paulo et au difficile projet du musée de l’Acropole à Athènes. Jean Nouvel a été retenu pour un énième Guggenheim à Rio, Odile Decq a arraché le concours projetant l’extension du musée d’Art moderne et contemporain de Rome, et Jean-Marie Duthilleul s’est vu chargé du musée de la Ville de Pékin.
Pressés par les innovations de la muséographie et la diversification des pratiques artistiques, ces architectes ont tous dû trouver de nouvelles solutions à des fonctions muséales démultipliées. Une pratique que l’on pourrait qualifier de multimodale se dessine depuis longtemps déjà, embrassant conservation, recherche, diffusion, mais aussi animations, activités pédagogiques, services et espaces de consommation. En témoigne la véritable machine culturelle ouverte l’année dernière au public viennois sous la forme d’un Quartier des musées regroupant plus de vingt institutions culturelles sur 60 000 m2. Emboîtant le pas des musées privés américains, il faut diversifier, surprendre, pour que jamais ne pointe l’effroyable menace de l’ennui. Pour ce faire, l’aménagement intérieur, flexible, plus rythmé et moins riche que par le passé, permet au visiteur de « consommer » le musée à la carte. Quant à la coquille extérieure de l’édifice, elle tend de plus en plus à promouvoir son savoir-faire, sa virtuosité et surtout son concepteur. Elle crée l’événement, au même titre que les médiatiques expositions temporaires et le musée peut désormais allouer à une ville une plus-value économique en terme d'image autant qu'en terme de profit immédiat. Véritable spectacle architectural, le musée s’expose donc, laissant parfois bien peu de place au dialogue entre la forme et le contenu. Qu’il s’agisse de Koolhaas, Gehry, Ando, Nouvel, Tschumi, Piano, Foster et quelques autres, les architectes n’avaient pas joui d’une telle renommée depuis bien longtemps. Conséquences : une course à la signature et à l’image qui finit paradoxalement par donner à ces édifices une certaine homogénéité. Cette tendance propulse à nouveau sur le devant de la scène le débat lancé par les avant-gardes historiques, celui de la visibilité de l’architecture muséale. Le musée doit-il d’abord constituer une image forte, croisant les enjeux de l’art et signant le retour de l’architecte démiurge, ou doit-il, au contraire, revendiquer une neutralité toute moderniste et courber son architecture aux pieds des œuvres exposées ? Des questions qui persistent et dessinent un large spectre. D’un côté (et le vent en poupe), le geste architectural, la (vague) tendance déconstructiviste, avec à Bilbao un musée Guggenheim futé flamboyant et surexpressif. De l’autre, la clarté d’intention avec une Tate Modern, privilégiant l’évidence et la cohérence spatiale au service des collections et du public. Dans ce large interstice, ni totalement invisible, ni tout à fait exhibitionniste, naviguerait peut-être la fondation Beyeler (1997) à Bâle. Fraîchement agrandi, l’édifice de verre et de porphyre rouge de Patagonie, signé Renzo Piano, opte pour des solutions techniques légères, une complète intégration à la topographie du lieu et une claire énonciation de sa fonction, tout en privilégiant une belle émotion spatiale. Le nouveau Van Abbemuseum, quant à lui, se laisse discrètement tenter par une architecture candidate à la carte postale. Non sans élégance et avec un budget de vingt-neuf millions d’euros des plus raisonnable. C’est à Abel Cahen que les travaux de rénovation et de construction de la partie neuve ont été confiés. Déjà remarqué pour l’Institut psychiatrique de jour d’Utrecht (pour lequel il reçut le prix Rietveld), l’architecte a dû composer en plusieurs temps un programme simple mais contraignant. Le vieux musée trop exigu, mal adapté à l’exposition d’œuvres récentes, réclamait non seulement un sérieux toilettage, mais surtout de nouveaux locaux et équipements, destinés à présenter une collection d’art moderne et contemporain offerte à la ville par l’industriel Van Abbe. La collection est riche désormais de deux mille cinq cents pièces et le musée possède une surface d’exposition de 4 000 m2, capable de s’adapter à une programmation changeante. Le projet initial prévoyait la destruction du bâtiment original, érigé en 1936 par A. J. Kropholler. Cahen fut prié de revoir sa copie. Et le bâtiment de brique, un brin massif, fut conservé, classé et largement rafraîchi. L’extension vient donc tant bien que mal à l’arrière de l’ancien bâtiment le long de la rivière Dommel. Composé de deux ailes et d’une tour, le nouvel ensemble arbore un revêtement en pierre grise de Flammet, passablement pâle et mat mais qui trouve ici une heureuse unité avec le rouge sourd des briques du Nord, cohérence complétée par la tranquille et dominante présence de l’eau. La rivière, aménagée et élargie pour l’occasion, forme en effet un large étang autour du musée. Associé à de grands pans transparents, l’ensemble offre une structure d’une froideur et d’une économie relatives, furtivement bousculées par la déjà fameuse tour centrale aux lignes inclinées. Image forte, c’est elle qui agira vraisemblablement comme élément d’identification du lieu. Du haut de ses vingt-six mètres, elle opère comme un pivot central, relié à chacune des sections du musée. En plus de distribuer et d’équilibrer l’espace muséal dans sa totalité, elle abrite également un vaste atelier ainsi qu’un grand espace d’exposition. Maarten van Severen, dont on connaissait déjà les audaces chromatiques et la belle sobriété (notamment pour la maison de Koolhaas à Floirac en 1997), a habillé les structures annexes chargées de diversifier et de retenir le public : l’auditorium, la salle éducative, la librairie, le restaurant et surtout l’exceptionnelle bibliothèque, courant sur trois niveaux et montée en aluminium. Riche de plus de cent vingt mille ouvrages, elle rend notamment compte des trésors et des thématiques représentés dans la collection du musée. Si elle affiche désormais des appétits contemporains, cette dernière traverse avant tout le xxe siècle. Elle brille par une magistrale section consacrée à Lissitzky (la plus grande hors de Russie), mais également par une substantielle évocation du cubisme, de De Stijl, Cobra, Arte Povera, groupe Zero ou Fluxus. Davantage démonstration qu’exposition, « About We » en dévoile une partie (deux cent cinquante œuvres) jusqu’à la fin du mois d’août. L’occasion de tester les possibilités technologiques et monstratrices des nouveaux locaux, dans lesquels Richard Serra ou la chambre de Beuys s’installent désormais sans embarras, ni enjambement. L’occasion encore de montrer (si besoin était), la bonne tenue des édifices avant tout légitimés par les objets qu’ils abritent.

Quelques-uns des musées cités

- Van Abbemuseum, Stratumsedijk, 2, Eindhoven (Pays-Bas), tél. 31 (0) 40 238 1000 www.vanabbemuseum.nl L’exposition « Over Wij »(« About we ») se déroule du 19 janvier à la fin août. - MuseumsQuartier Wien (Autriche), tél. 43 1 523 58 810 www.mqw.at - Fondation Beyeler, Basel strasse, 101, Riehen/Bâle (Suisse), tél. 41 061 645 9700 www.fondation@beyeler.com - Tate Modern, 25, Summer Street, Londres, tél. 44 171 887 8000 www.tate.org.uk - Guggenheim, Abandoi barra, 2, Bilbao (Espagne), tél. 34 944 359 080 www.guggengeim.org - Pinacothèque d’art moderne, Barerstrasse, 29, Münich (Allemagne), tél. 41 089 238 05 195 www.neue-pinakothek.org

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°544 du 1 février 2003, avec le titre suivant : Le retour de l’architecte démiurge

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