Martine Aballéa, une vision lumineuse

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 1 février 2003 - 918 mots

Posant un regard ébloui sur le monde, Martine Aballéa construit le sien de façon totalement irréelle et merveilleuse. Pour nous faire passer de l’autre côté du miroir...

Découvrez la force violette... Un procédé simple pour obtenir des mains lumineuses... Préparez devant vous les trois ingrédients... La crème bleue... Les granulés jaunes... Le révélateur final... Plongez vos doigts dans la crème bleue... Enduisez-les de granulés jaunes... Enfin trempez vos mains dans le révélateur final... Attendez la fin des bouillonnements... Essuyez vos doigts... Dans quelques instants vos mains s’illumineront complètement... La force violette changera votre manière de vivre la nuit...
En voix off, façon réclame d’un film publicitaire des années 1950, Martine Aballéa égrène ces paroles tout du long d’une vidéo en boucle de quelques minutes, gros plans sur des mains anonymes suivant mot à mot le mode d’emploi énoncé. Si elle est l’auteur de ce petit bout de film plein d’humeur et d’humour, elle l’est aussi de la recette. Côté merveilleux, Martine n’a rien à envier à Alice. Elle n’a pas son pareil pour la fabrication de potions magiques : Mousses au sirop, Bouillon du lac, Bonbons marines, Potage antique, Gâteau magnétique croustillant, Fruits nocturnes, Bouillie brillante, Sel de tempête, etc. Il y a cinq ans, invitée du Parvis, centre d’art contemporain situé au-dessus d’un centre commercial à Ibos, dans les Hautes-Pyrénées, elle avait transformé celui-ci en « magasin fantôme », exposant tous ces produits soigneusement conditionnés dans de jolies boîtes de conserve enrobées d’une étiquette quelque peu surannée.

Cet hiver, Martine Aballéa a installé ses quartiers rue Berryer, au Centre national de la photographie. Elle y a conçu une vraie maison avec corridor, patio, chambres à coucher, salon de musique et vue sur la ville, le tout occupant les deux tiers des locaux : « J’ai appelé cette installation Fun House au sens d’une maison amusante, mais aussi en pensant aux attractions de fête foraine qui proposent des parcours où l’on perd ses repères », précise l’artiste au spectateur un peu déboussolé par cette intervention. Vêtue d’un anorak mauve, d’une écharpe de velours vert, de gants recouverts de petites perles colorées, elle nous invite à la suivre et, de fait, une fois de plus, Martine Aballéa nous entraîne dans un monde totalement irréel. On y trouve des meubles et des végétaux fluorescents ou lumineux, des images photographiques de paysages luxuriants, des chambres d’hôtels accueillantes, des vues
urbaines nocturnes réduites au schéma surligné de leurs architectures. Une fois franchi le gros
rideau de velours noir qui isole l’installation d’Aballéa, le spectateur passe de l’autre côté du miroir et Fun House se développe dans une sorte de quatrième dimension.

Bilingue, née à New York où elle passa sa jeunesse, installée à Paris depuis près de trente ans, l’artiste ne cache pas la fascination qu’exerça sur elle la série The Twilight Zone. « Lors d’un
épisode, raconte-t-elle, un enfant d’une famille américaine banale découvre dans un des murs de leur maison un passage interdimensionnel. Il disparaît dans un autre espace-temps. » C’est à ce genre de voyage qu’Aballéa nous invite avec Fun House, comme elle l’avait fait dans Hôtel Passager créé en 1999 au musée d’Art moderne de la Ville de Paris : « Qu’une fois franchie la porte, on soit réellement ailleurs – un ailleurs dans lequel on peut se mettre à l’aise, se reposer, travailler si l’on veut, rencontrer des gens, n’importe ». En quête de cet ailleurs, qu’elle dit trouver aussi chez le Californien Ed Ruscha et ses images proprement sidérales, l’art de Martine Aballéa tient de l’expérience. S’il s’opère un « mélange indéfinissable entre l’art conceptuel, le jardinage, la photographie, la cuisine, l’installation et la littérature », comme l’a noté Elein Fleiss, c’est que Martine Aballéa n’aime pas les étiquettes. Elle aime, au contraire, multiplier les entrées afin de ne rien fermer. « Idéalement, affirme-t-elle, il faudrait que cela puisse partir dans tous les sens et qu’il reste un mystère. » D’ailleurs Aballéa reconnaît tout faire pour instruire ce mystère, au risque même d’en faire trop. Ce que d’aucuns lui reprochent. En fait, ce qu’elle tente dans les histoires qu’elle fabrique, c’est de « recréer ce qu’[elle] ressen[t] en [elle] comme des moments magiques…, des moments où les choses arrivent très vite…, des moments de très grand plaisir ». Si les situations qu’elle imagine sont plus ou moins vraies, elle laisse « les gens déterminer pour eux-mêmes où ils veulent poser le curseur entre le plus et le moins. » La crainte d’Aballéa serait de trop préciser les choses de peur de les figer, aussi cultive-t-elle le goût des parfums, des vapeurs et des effluves, bref ce qui s’évanouit tout en persistant.

D’une image et d’une installation à l’autre, Martine Aballéa n’a pas fini de nous surprendre car le regard qu’elle pose sur le monde reste éperdument ébloui. Non qu’il soit innocent ou aveugle mais, à la trop triste réalité du monde, Aballéa veut répliquer à sa façon, c’est-à-dire sur le mode émerveillé, voire fabuleux. Les images de « Luminaville », traitées sur ordinateur, en sont une lumineuse illustration. Tout y est fait de lumière. S’il y fait toujours nuit, c’est pour mieux faire briller la ville de tous ses feux et parce que, la nuit, « il n’y a rien, pas de repère, la sensation est celle d’un temps infini ». Tout est dit. C’est à la recherche de ce temps-là que Martine Aballéa consacre le sien.

PARIS, Centre national de la photographie, 11, rue Berryer, VIIe, tél. 01 53 76 13 32, 4 décembre-17 février.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°544 du 1 février 2003, avec le titre suivant : Martine Aballéa, une vision lumineuse

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