Nicolas de Staël, l’art avant la vie

L'ŒIL

Le 1 mars 2003 - 1921 mots

Dans une importante rétrospective, le Centre Pompidou réunit deux cent quinze œuvres de Nicolas de Staël (1914-1955), à travers un parcours qui privilégie les séries et les rapprochements entre peintures, études et dessins. L’occasion de revenir sur le parcours bref et intense d’un artiste qui ne cesse de jouer sur les frontières entre la figuration et l’abstraction, jusqu’à sacrifier sa vie pour sa recherche picturale dans une quête perpétuelle de renouvellement.

Si le style de Nicolas de Staël est reconnaissable quelle que soit la période, se pencher sur l’ensemble de son œuvre révèle une diversité qui n’est pas évidente à première vue. Sa production court sur une quinzaine d’années seulement, et sa vie est entièrement mise au service de la peinture. La biographie d’un artiste ne suffit pas à expliquer l’œuvre, même si les deux sont liés, et dans le cas de De Staël, c’est davantage l’œuvre qui influe sur la vie et le mental de l’homme que l’inverse. On s’en rend compte à la lecture de sa correspondance, particulièrement dans les lettres qu’il écrit à Jacques Dubourg, son principal marchand et son ami. Sa peinture, toute sa vie, oscille entre figuration et abstraction, son existence entre déprime et exaltation. De 1939 à 1943, il peint des natures mortes, des paysages à Nice et des portraits de sa compagne Jeannine. C’est au contact des artistes Alberto Magnelli, Sonia Delaunay et Henri Goetz, lors de son retour à Paris en 1943, que Nicolas de Staël se tourne vers l’abstraction. Il accentue ses contrastes, les lignes s’enchevêtrent et se croisent dans une atmosphère devenue plus sombre, traversée par des éclats de lumière qui semblent surgir de la toile. Sa rencontre avec le peintre César Domela – avec qui il expose en 1944 aux côtés de Kandinsky et Magnelli lors de l’exposition « Peintures abstraites » à la galerie Jeanne Bucher –, l’encourage à travailler sur les contrastes de couleurs et les jeux de clair-obscur. La peinture devient plus épaisse, plus lourde, et les œuvres gagnent en profondeur, en violence aussi (La Vie dure, 1946). À la fin des années 1940, il se lance dans des peintures de grand format, sa palette s’éclaircit et ses compositions se font de plus en plus construites. Il produit aussi, à la même période, des dessins à l’encre de Chine. La période 1949-1953 est sans doute la plus créative, De Staël atteint l’harmonie parfaite entre la forme et la couleur. Les surfaces sont plus aérées, parfaitement équilibrées, dépouillées jusqu’à se résumer à des formes peintes au couteau, polygones irréguliers de couleurs en aplats. L’espace est construit par la couleur, mais l’artiste ne se détache jamais totalement du réel et la figure reste présente. Cette démarche trouve son aboutissement dans les grands formats des années 1950-1952, avec entre autres Les Toits ou Composition grise. Suivent des œuvres inspirées par sa passion pour la danse (Les Indes galantes) et pour la musique (L’Orchestre). L’artiste passe les deux dernières années de sa vie dans le Sud, s’installe en Provence et voyage en Italie. En résultent la série Agrigente et des petits paysages d’une grande pureté qui montrent une maîtrise parfaite de la construction du tableau par la couleur, en aplats juxtaposés. La peinture est réduite à l’essentiel, avec une économie d’effets qui donne aux œuvres toute leur force et leur pouvoir de suggestion.
« Je peins comme je peux et j’essaie chaque fois d’ajouter quelque chose en enlevant ce qui m’encombre », écrit-il à Jacques Dubourg en novembre 1954. « Ce que j’essaie, c’est un renouvellement continu. Ma peinture, je sais ce qu’elle est sous ses apparences, sa violence, ses perpétuels jeux de force, c’est une chose fragile dans le sens du bon, du sublime. C’est fragile comme l’amour... » Nicolas de Staël est alors tellement investi dans son art qu’il en oublie sa vie. Ce sont les dernières œuvres matiéristes du peintre qui, dans la solitude extrême de son atelier d’Antibes, produit de septembre 1954 à sa mort en mars 1955 des œuvres à la peinture plus fluide (Les Mouettes, Cathédrale), des natures mortes dont les éléments ont perdu de leur consistance. On parle alors d’un retour à la figure, même s’il ne s’en est jamais véritablement éloigné. C’est – alors qu’il connaît un succès grandissant – une dernière tentative de renouvellement, laissée en suspens le 16 mars 1955, jour de son suicide. Il laisse inachevé le plus grand tableau de sa carrière, dominé par un rouge flamboyant, Le Concert, une œuvre qu’il a commencée deux jours avant sa mort, enfermé dans une tour désaffectée du cap d’Antibes.
En bousculant les frontières abstraction/figuration, en dépassant cette opposition, De Staël a provoqué des débats passionnés. Il est donc fondamental, pour comprendre la vie et l’œuvre du peintre, de se pencher sur sa réception critique, en France comme à l’étranger. Malgré un cercle de défenseurs fidèles, une célébrité internationale et un succès public qui ne s’est pas fait attendre, son œuvre fut très controversé. Critiqué notamment par les abstraits, il a mauvaise réputation à Paris. C’est un artiste orgueilleux, isolé, qui n’est jamais là où on l’attend. Au moment où l’abstraction règne en maître à Paris, il revient vers la figuration. Aux États-Unis – il expose pour la première fois en 1953 à la Knoedler Gallery de New York, puis l’année suivante à la galerie Paul Rosenberg –, De Staël est incompris, mal reçu par la critique qui lui reproche de rester trop attaché à la tradition picturale française. L’expressionnisme abstrait triomphe alors, privilégiant le geste du peintre à la surface colorée (Pollock, De Kooning, Kline...), une peinture intimement liée à la vie, très émotionnelle, suivant la théorie d’Harold Rosenberg. Des artistes comme Rothko, Still ou Newman, défendus par le critique d’art Clement Greenberg, traduisent quant à eux leurs émotions davantage par le chromatisme et les champs colorés que par le geste. De Staël est d’évidence plus proche de ce second groupe. Les collectionneurs et les marchands américains s’y intéressent de près. Sa dernière période à Antibes (1954-1955), figurative, est très critiquée. Mais le succès est là, les marchands font pression et le poussent à produire. Les toiles s’enchaînent dans un rythme qui s’accélère et le peintre est de plus en plus anxieux. Il ne trouve pas le temps nécessaire pour évoluer, travaille dans une urgence permanente qui va le mener dans une impasse (personnelle et picturale), à un épuisement physique et une dépression jusqu’à la fin tragique que l’on connaît, qui n’était pas un acte prémédité mais qui paraît à ce moment-là inéluctable. C’est un artiste sans cesse en devenir qui n’a pas le temps de s’accomplir. Une situation révélatrice de la place difficile pour un peintre en cette période de « guerre » entre abstraits et figuratifs, pour un artiste qui, justement, ne veut pas prendre parti dans cette querelle et reste à l’écart de toutes les étiquettes que l’on essaie de lui coller. Il ne se reconnaît ni comme un abstrait, ni comme un figuratif. La figuration l’attire, mais il n’est pas question pour lui de retours en arrière, ni de regard nostalgique. « Il s’agit toujours et avant tout de faire de la bonne peinture traditionnelle et il faut se le dire tous les matins, tout en rompant la tradition en toute apparence parce qu’elle n’est la même pour personne. […] Je crois aux circonstances dont naît l’œuvre d’art, alors tout cela paraît confus, mais on s’apercevra un jour au hasard que j’évolue logiquement et que chaque tableau est un tout, alors cela rentrera dans l’ordre et l’on ne demandera pas à ma peinture ce qu’aucune autre n’a pu et ne donnera jamais. Mon rêve, c’est de faire le moins de tableaux possible et de plus en plus complets », écrit-il en 1952 à Dubourg. L’abstraction ne lui apporte pas non plus entière satisfaction, il ne l’envisage pas comme une fin en soi. D’où la difficulté pour De Staël d’exister pour lui-même, sans nécessairement se rattacher à un courant, à une référence. Ne disait-il pas qu’« une peinture devrait être à la fois abstraite et figurative. Abstraite en tant que mur, figurative en tant que représentation d’un espace ».

Montrer l’œuvre dans son évolution
Le parcours chronologique de l’exposition, conçu par Jean-Paul Ameline et Bénédicte Ajac, montre bien les hésitations de l’artiste, ses recherches et ses doutes, l’envie d’aller toujours plus loin, mais aussi cette impression d’être allé au bout de quelque chose et de ne plus savoir où aller. Rétrospectif, le parcours présente cent trente-cinq peintures et quatre-vingts dessins – dont six encres de Chine réalisées pour l’ouvrage Poèmes de René Char, en 1951, qui illustrent la relation essentielle que l’artiste entretient avec les grands poètes de son temps –, des livres illustrés, des gravures et des documents inédits. En 1994, l’exposition de l’Hôtel de Ville conçue par Gustave de Staël, le fils de l’artiste, rassemblait essentiellement des petits formats. Celle-ci montre au contraire les grands, certains sont très connus, d’autres ont été très peu exposés, comme l’immense Composition de 1950, conservée à Londres. L’exposition (la plus vaste depuis celle du Grand Palais en 1981) met en rapport, dans chacune des salles, peintures et œuvres préparatoires, notamment des études à l’huile réalisées sur le motif et des dessins, beaucoup de croquis abstraits de la première période (1940-1943). Le parcours favorise les rapprochements, présente des ensembles et des séries, les toiles sont reliées par les œuvres préparatoires qui expliquent la construction des peintures. Un parti pris qui montre le cheminement de l’artiste et les diverses techniques qu’il a expérimentées. Une salle entière, par exemple, est consacrée au thème du football, avec des grands formats (Parc des Princes) et des études de joueurs en mouvement, des vues d’ensemble ou des recherches sur la lumière et les contrastes.
Nicolas de Staël est alors véritablement un peintre abstrait, avec une touche large, au couteau ou à la spatule. Un peintre abstrait, mais qui travaille sur le motif. À la manière des peintres du passé, à partir de 1952, il travaille en extérieur, s’installe devant les paysages avec ses cartons et ses tubes de couleurs et produit de petites toiles. Puis il compose l’œuvre définitive chez lui. Ces travaux, retrouvés dans l’atelier et conservés par la famille ou acquis par des collectionneurs privés, sont l’une des richesses de cette exposition dont l’un des objectifs est de permettre des allers-retours entre les chefs-d’œuvre et ces précieuses esquisses, rarement signées, qui montrent le travail dans son évolution.
Très attendue, l’exposition « Nicolas de Staël » remportera certainement un vif succès. Espérons que si certains s’y rendront attirés d’abord par l’aspect « destin tragique d’un artiste torturé », ils ressortiront en ayant vu et compris la force et la portée de l’œuvre du peintre. Comme pour l’exposition Modigliani qui a triomphé au musée du Luxembourg, et qui, en dépassant le mythe de l’artiste maudit, a surtout permis de voir la majeure partie de l’œuvre du maître italien et de l’éclairer d’une autre lumière.

L'exposition

L’exposition « Nicolas de Staël » est ouverte du 12 mars au 30 juin. Tous les jours, sauf le mardi et le 1er mai, de 11 h à 21 h, nocturne le jeudi jusqu’à 23 h. Plein tarif : 8,5 euros, tarif réduit : 6,5 euros. Réservations www.centrepompidou.fr et www.fnac.com et tél. 0 892 684 694, pour les groupes tél. 01 44 78 12 57. Visites commentées tous publics le jeudi à 19 h, en langue des signes samedi 26 avril à 14 h 30. Centre Georges Pompidou, galerie 1, niveau 6, place Georges Pompidou, 75004 Paris, tél. 01 44 78 12 33.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°545 du 1 mars 2003, avec le titre suivant : Nicolas de Staël, l’art avant la vie

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