Entretien

Patrick Favardin - Décorateurs des années 50

L'ŒIL

Le 1 mars 2003 - 1448 mots

L’esprit des années 50, tout de générosité, d’optimisme, de foi en la reconstruction, marque le début des trente glorieuses. Patrick Favardin, auteur de l’ouvrage Les Décorateurs des années 50 publié à l’automne 2002 aux éditions Norma, évoque ici les trois principales « familles » de décorateurs de ces années à redécouvrir.

La question immédiate que l’on a envie de poser est celle-ci : Y a-t-il un style des années 50, une spécificité française de ce moment ?
Patrick Favardin : Sans doute. Mais gardons-nous d’être trop simple. J’ai voulu moins partir d’idée a priori que des œuvres, des hommes. De leurs créations se dégagent des constantes, des lignes de force qui permettent effectivement de parler d’un esprit, d’une ou de manières. Le style des années 50, il faut le chercher dans la conjonction de plusieurs tendances, dans la participation de plusieurs générations face à une situation historique précise, qui est celle de l’après-guerre. Il faut commencer par faire de l’archéologie, dégager les strates.

Si l’on file la comparaison avec l’archéologie, qui définit effectivement votre méthode, vous distinguez trois niveaux, trois familles, trois générations ; vous regroupez les décorateurs sous trois panonceaux, la « haute couture », les « modernistes », les « jeunes loups ». Pouvez-vous expliciter ?
Patrick Favardin : Pour mettre un peu d’ordre dans le foisonnement créatif  de ces années, il faut bien faire des regroupements. Ceux-ci se sont imposés en quelque sorte d’eux-mêmes. Ils correspondent bien à trois modes de reproduction, trois types de programme, trois types d’esthétique. La « haute couture » ce sont les décorateurs nés dans les années 1900, les Adnet, Arbus, Old, Raphaël, Royère. Ce sont les tenants, les gardiens de l’ébénisterie souvent ; ils se sont imposés avant la guerre et perdurent, conservant leurs amateurs ou même en retrouvant. Les « modernistes » ont appartenu à l’UAM [Union des artistes modernes officiellement créée le 15 mai 1929] ou ont été marqués par celle-ci, même si elle a rejoint depuis le Salon des artistes décorateurs. Ils croient à la possibilité de production d’un mobilier moderne, accessible à tous, sans faire appel à l’industrialisation, ce qui est au contraire l’idée de manœuvre des jeunes loups, ceux qui ont trente ans en 1955, les Guariche, Paulin, Monpoix, Motte, Richard.

On a bien compris que votre classement n’est pas d’opportunité. Ces quatre fois trois générations, programmes, modes de production et esthétiques se regroupent et composent la figure, le triangle des années 50. Revenons sur vos « grands couturiers ». On aurait pu croire en effet qu’ils avaient particulièrement souffert de l’après-guerre.
Patrick Favardin : Pas vraiment. Ce sont eux qui bénéficient des commandes publiques, des aménagements des ministères, de la faveur du mobilier national, eux auxquels on confie les paquebots. Le lancement du France en 1962 sera leur apothéose. L’Élysée, Rambouillet sur lesquels veille l’épouse de Vincent Auriol, sont offerts aux Leleu, Arbus, Morens. Il ne faut pas oublier que ce que l’on appelle justement aujourd’hui le Style 40, soit une synthèse proprement française de la modernité atemporelle et de la tradition classique, a pu s’exprimer jusque dans les années 50-60. C’était alors la grande et nationale manière.

Et vos « modernistes » ?
Patrick Favardin : Ce sont les accompagnateurs, les commandos de la reconstruction. Ils veulent proposer un mobilier de série, d’inspiration moderne, comme René Gabriel l’a fait pour le Havre, comme Marcel Gascoin le propose pour le Foyer d’aujourd’hui, cette nouvelle section du Salon des arts ménagers. Son atelier de la rue Rennequin sera le lieu de passage de tous les plus talentueux jeunes créateurs de l’après-guerre, les Guariche, Motte, Richard, Dangles. Ces « modernistes » conçoivent le mobilier du jeune couple qui doit reconstruire la France, un mobilier qui, dans la lignée des Arts and Craft, préfère les matériaux naturels, le bois, le rotin, la paille. C’est un mobilier qui ne doit pas nécessiter des importations coûteuses ou une technologie trop avancée, un mobilier qu’un artisan sérieux peut fabriquer partout dans le territoire. La rusticité, la simplicité, la franchise sont les nécessaires vertus de ces meubles faits pour ceux qui ont à construire une France neuve.

Et vos « jeunes loups » ?
Patrick Favardin : Ils ont trente ans en 1955. Ils respectent  Prouvé, vénèrent Charlotte Perriand. Ils ont été formés à l’école de Gascoin, celle du meuble pour le peuple. Mais leur désir est désormais de s’insérer dans le goût international, d’utiliser les matériaux industriels comme le Formica, le métal.  Leurs références sont les vedettes de chez Knoll, les Eames, Nelson. Mais ils sont moins sensibles à l’organique, au brio à l’italienne ; ils préfèrent un purisme, une orthogonalité,  une rigueur qui sont la marque française de ces années. Regardez les meubles d’André Monpoix qui allient netteté et rigueur, chaleur du bois et froideur satinée de l’acier, qui savent faire place à la couleur.

Quand on constate rétrospectivement l’inventivité et la diversité de ce mobilier, on se demande encore comment ils ne se sont pas imposés, pourquoi ils ne sont pas devenus les références internationales de l’époque ?
Patrick Favardin : Ce sont malheureusement aussi des spécificités françaises. Il y a sûrement un style, une manière française, mais aussi des continuités, des contraintes, des limites bien françaises. Paradoxalement le meuble ancien, les antiquaires reprennent une partie du pouvoir en ces années. La grande décoratrice des gens chics, ne l’oublions pas, est Madeleine Castaing, la dame qui redécouvre les styles du XIXe siècle. Les grands couturiers, les grands acteurs, tel Jean Marais dans sa péniche, préfèrent le mélange de l’ancien et du moderne. La revue Maison et Jardin présente ainsi dans un de ses numéros deux propositions pour un habitat moyen, l’un moderne, en chêne, dû à Gascoin, avec les gais tissus de Paule Marrot, l’autre en neo-regency. Or la seconde formule est la plus économique...
On peut aussi incriminer la tradition Faubourg Saint-Antoine. On achetait alors relativement cher un mobilier pour la vie. Les vendeurs, rétribués au pourcentage, proposaient des ensembles complets. Pour échapper à ce système trop contraignant, pour vendre à la pièce comme le faisait Knoll, il a fallu créer des magasins pilotes, à l’exemple de l’ARP [Atelier de recherche plastique], de Charles Minvielle et ses « Huchers ». Enfin, à l’évidence, manquait une politique volontariste d’exportation soutenue par les pouvoirs publics, à la différence de ce qu’ont fait les Scandinaves, les Américains. Nous n’avions pas une CIA pour suggérer que les succursales des grandes firmes ne fassent appel qu’à Knoll.

Ces faiblesses françaises, éditoriales et commerciales, n’avaient-elles pas leur avantage, celui d’un bourgeonnement dans la création ?
Patrick Favardin : Si l’on veut. La contrepartie de cette difficulté de marketing est en effet la variété, la diversité des modèles proposés. La France ne sait peut-être pas créer la chaise, le fauteuil que l’on va décliner sur un long temps, installés dans l’œil et le goût international. Mais chaque année on crée, on invente des modèles différents qui ne sont commercialisés qu’à quelques dizaines ou centaines d’exemplaires. Cette faculté d’invention nous apparaît aujourd’hui comme proprement admirable. Quel bonheur pour l’amateur et le collectionneur qui, cinquante ans après, peuvent redécouvrir toutes ces variétés. Le mobilier français d’alors a une inventivité qui est celle même des espèces végétales ; on l’explore comme un paradis préservé avec les surprises d’un botaniste émerveillé. 

Vous avez retenu une cinquantaine de noms de créateurs et de centres de diffusion. Avez-vous des regrets ?
Patrick Favardin : Je ne crois pas. J’ai laissé de côté ceux qui n’ont fait qu’une apparition et les récupérateurs de tendances, et les seconds couteaux. Quand vous reprenez ces noms dont certains sont bien connus et d’autres sont ressuscités, je crois que l’on est frappé par leurs qualités, au pluriel. Ils ont chacun une marque, ce quelque chose qui permet de les reconnaître. Les amateurs le savent bien. Ce que j’ai tenté c’est de donner ces clés, qui ne sont pas tant des caractères stylistiques que, chaque fois, un esprit, une sensibilité.

Précisément, peut-on revenir sur ce qui unit ces créateurs si divers ?
Patrick Favardin : Ce sont les débuts, le lancement des trente glorieuses. L’esprit est celui de la générosité, de l’optimisme malgré les difficultés et restrictions qui sont l’héritage de la guerre. Il y a comme une levée en masse qui réunit anciens et jeunes dans un même désir d’habiter le temps présent, celui de la reconstruction, celui d’un avenir que l’on peut enfin déterminer. Ce qui frappe c’est, dans l’expression plastique, l’alliance de l’esthétique et de la morale. Une rigueur qui n’est jamais froideur, qui est seulement la conscience de la tâche : permettre à chacun de vivre chaleureusement et fièrement dans un monde qui doit mériter la paix enfin reconquise.

A lire

Patrick Favardin, Les Décorateurs des années 50, Norma éditions, Paris, 2002, 86 euros.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°545 du 1 mars 2003, avec le titre suivant : Patrick Favardin - Décorateurs des années 50

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