Pas de deux à l'Opéra

Par Maureen Marozeau · L'ŒIL

Le 1 avril 2003 - 653 mots

En 1988, Paris était placé sous le signe de la danse. Tandis que le Grand Palais accueillait une rétrospective « Edgar Degas (1834-1917) », le musée d'Orsay, avec Le Foyer de la danse, retraçait en détail l'histoire de l'Opéra de Paris au XIXe siècle. Quinze ans après, l'exposition « Degas et la danse », actuellement au Philadelphia Museum of Art, nous offre enfin l'opportunité de découvrir l'œuvre de l'artiste dans son contexte social, culturel et historique. Organisée par Richard Kendall, spécialiste britannique de l'artiste, et Jill de Vonyar, historienne d'art et ancienne danseuse américaine, l’exposition tente de cerner la relation complexe entre Degas et son sujet de prédilection.
De portraits en visions intimistes, de salles de classe en répétitions sur scène, l'exposition s'achève sur des études dépouillées, au cœur de la recherche de l'artiste. Outre les peintures, sculptures et dessins du maître, le parcours est riche en documents d'époque – portraits photographiques, maquettes de décors, partitions, ébauches de costumes, caricatures –, et en vases grecs, source d'inspiration du maître. Degas considérait en effet la danse comme la seule héritière de la gestuelle grecque.
Synonyme d'opulence et d'élégance, l'Opéra, haut lieu du Paris d'Haussmann, accueillait l'élite politique, sociale et culturelle de la ville. Titulaire d'un abonnement à la saison, Degas, comme les membres du Jockey Club, bénéficiait d'un droit d'accès aux coulisses. Les salles de classe, le foyer et les répétitions sur scène sont peu à peu devenus son aire de jeu.
Cette attirance pour le monde de la danse n'est pas fortuite. Apôtre fidèle d’Ingres, Degas ne jurait que par la ligne. Chez la ballerine, apte à tenir la pose aussi contraignante soit-elle, il a trouvé le modèle idéal pour tenter d'en saisir le mouvement, à l'instar d'Eadweard Muybridge – dont un collotype est par ailleurs présenté. À l'image de la perfection ingresque résultant d'une maîtrise totale du champ pictural, son grand respect pour la tradition académique lui a permis d'apprécier la grâce et la légèreté qui dissimulent un travail acharné. Le peintre s'est non seulement identifié aux danseuses, mais il a trouvé en elles son alter ego.
Degas est le seul de ses contemporains à s’être réellement intéressé aux danseuses, ou plutôt à la danse. Même s'il fit preuve d’une certaine misogynie, de rigueur à l'époque, il ne tomba pas dans la facilité de la caricature dont Honoré Daumier, Paul Gavarni ou Jean-Louis Forain s'étaient faits les spécialistes. Degas a su voir au-delà de la futilité et de la bêtise communément associées à ces filles vivant de peu. Si elle est aujourd'hui pratique courante, cette intrusion dans les coulisses d'un spectacle, à la limite du voyeurisme, a néanmoins décontenancé les spectateurs de l'époque. Féerique, gracieuse et vaporeuse sur scène, la ballerine apparaît telle une créature harassée, simiesque, voire vulgaire. Suivant les traces d'Édouard Manet et de son Olympia (1863), Degas a largement contribué à cette désacralisation de la femme dans l'art. Descendue de son piédestal, elle prend les traits d'une femme du peuple.
Ce décalage entre l'image publique et la réalité privée est à l'origine des vives critiques adressées au peintre. Peu, pourtant, lui reprochent sa vision des abonnés, ces hommes friands de chairs dénudées, qui rôdent dans les tableaux tels des prédateurs aux silhouettes sombres et intrusives.
Pendant près de quarante ans, Degas a réalisé environ mille cinq cents œuvres sur l'envers du décor. Même lorsqu'il peignait les champs de courses, il ne quittait jamais son atelier. Les commissaires de l'exposition ont révélé sa grande connaissance de la technique de la danse ainsi que l'ampleur de
sa licence poétique : escaliers en colimaçon, fenêtres ou piliers imaginaires, salles de classe reconstituées, l'artiste souhaitait avant tout atteindre l'équilibre visuel. Degas a su mélanger de manière habile la tradition académique et sa vision moderne d'un événement majeur de la vie sociale à Paris au XIXe siècle.

PHILADELPHIE, Museum of Art, Benjamin Franklin Parkway 26th St, tél. 1 215 763 8100, 12 février-11 mai.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°546 du 1 avril 2003, avec le titre suivant : Pas de deux à l'Opéra

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