Art moderne

Raoul Dufy, éloge de la vie

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 1 avril 2003 - 1872 mots

Si Raoul Dufy aimait réduire tout à une sorte d’expression décorative, c’était pour mieux rendre compte de l’essence même de la nature. Le peintre ne dit rien d’autre que ce qu’il montre mais il le dit avec un bonheur et une fantaisie tout personnels, avec une poétique de la couleur que l’on peut retrouver dans toute la France à l’occasion du cinquième anniversaire de sa mort.

On pourrait dire de l’œuvre de Dufy qu’elle est tout entière un chant plein qui cherche à nous communiquer cette Joie de vivre que lui a enseignée Matisse et que le jeune artiste découvre au Salon d’automne de 1905. Quoiqu’il ait été qualifié d’« enchanteur » par Pierre Camo (1), Raoul Dufy n’en est pas pour autant un magicien. La joie qui est la sienne n’est ni surnaturelle, ni fabriquée. Elle est celle d’un être ébloui, émerveillé, une joie réelle, trempée dans le concret d’une réalité qui n’a rien d’apparente. D’abord et avant tout réaliste, son œuvre procède d’une approche délibérément enjouée, entraînante et pour tout dire heureuse, dans le droit fil d’une tradition bien française qui conjugue bonheur de vivre, sensualité et fantaisie, à la façon de Boucher, Fragonard et Renoir.
Originaire du Havre, le pays de Boudin et de Monet, Raoul Dufy (1877-1953) est né à la peinture sous la tutelle incontournable de l’impressionnisme. Pas plus qu’il ne s’en contente, il n’accorde au fauvisme et au cubisme qu’un intérêt ponctuel. Si ce sont là des mouvements qu’il a traversés et qui jalonnent les débuts de sa carrière, ce ne sont rien d’autres que des passages obligés propres à toute une génération, et Dufy n’y échappe pas. Mais l’esprit de groupe n’est pas son fait ; il est d’une nature trop indépendante pour cela. Libre, il est et tient à le rester ; comme il s’appliquera toujours à l’être face à l’acte de création. Fortement influencé par la leçon de Cézanne, qu’il éprouve directement sur place en séjournant dans le Midi en 1908 en compagnie de Braque, Raoul Dufy développe très vite un style personnel visant un point d’équilibre où couleur et dessin, d’une part, nuances et formes, de l’autre, sont élaborés en un large esprit de synthèse. Un style qui opère la conjugaison entre
la fluidité propre à la lumière normande et la solidité crue des paysages méridionaux : ici, une atmosphère et un mouvement ; là, une composition réglée par la couleur. L’art de Dufy procède ainsi de quelque chose de l’ordre du vivant qui semble sourdre du dedans de ses images dans une sorte d’impatience à être dit.

Le tableau devient une table lumineuse
Ce qui caractérise encore la démarche de l’artiste, c’est son insatiable curiosité à vouloir sans cesse faire de nouvelles expériences. Sur le plan technique, Dufy ne s’en prive pas, comme en témoigne l’apprentissage qu’il fait, au tout début des années 1910, tant de la xylographie – illustrant de remarquable façon le Bestiaire de Guillaume Apollinaire – que du métier de dessinateur pour tissus. La demande que lui adresse alors son ami Paul Poiret, le célèbre couturier, de réaliser des motifs à partir de matrices gravées sur bois à des fins d’impressions textiles conforte l’intérêt du peintre pour le décoratif. Son engagement dès 1912 par Bianchini, l’un des plus importants industriels de la soie à Lyon, dit assez à quel accomplissement Raoul Dufy parvint sur ce terrain. De même les nombreuses commandes qui lui sont faites au cours des années 1920-1930 et qui figurent avantageusement à l’histoire des arts décoratifs de cette époque. En fait, Dufy donne dans toutes les directions : tentures, cartons de tapisseries, motifs d’imprimés, céramiques, etc. Ordinairement considérées comme mineures, ces pratiques, loin de l’éloigner de la peinture, ne cessent au contraire d’enrichir son imaginaire. Ce sont là autant d’exercices qui lui permettent de faire rebondir son œuvre, sans qu’il n’oublie jamais rien de ses acquis.

L’attachement du peintre à ses racines s’illustre d’ailleurs dans une abondante production d’œuvres en relation avec les thèmes de l’eau et de la fête : paysages maritimes et fluviaux, scènes urbaines et portuaires, jeux nautiques et régates. Dès le début de la carrière du peintre, sa série des rues pavoisées du Havre (1906-1907) avec ses drapeaux, ses foules et ses affiches sont pour lui l’occasion d’incroyables hardiesses tant chromatiques que formelles. Le thème des défilés et des courses de voiliers, tout comme celui des courses de chevaux, s’accorde à merveille avec cette passion du mouvement. Bateaux et rameurs, ciels venteux et pavoisés, vagues et clapotis – comme ces Coquillages au bord de la mer de 1925 – sont chez lui le prétexte à toutes sortes de compositions animées qui visent non tant à décrire minutieusement chaque scène qu’à rendre compte d’une ambiance. Car Dufy n’a qu’un objectif : réduire tout à l’expression décorative de l’essentiel pour mieux rendre compte de l’essence même de la nature. Du réel tel qu’il le perçoit, il ne retient que ce qui fait signe et ce qu’il en restitue l’est sur un mode délibérément schématique. L’art de Dufy est un art sans emphase, ni glose ; il est simple et direct. Il ne dit rien d’autre que ce qu’il montre mais le dit avec un bonheur et une fantaisie sans pareil. Dufy n’en est pas pour autant un peintre de la vie ordinaire, car son art ne procède pas de l’expression d’un banal mais d’une poétique de la couleur.
Sur un plan théorique, Dufy considère que l’œil est plus réceptif à l’impression de la couleur qu’à tout autre chose. De ce fait, « il la répand sur la toile en larges zones, souvent verticales, sans égard à la couleur locale ou aux proportions des objets ; se refusant à donner l’illusion de la lumière du soleil, il l’identifie à la couleur et la fait entrer comme part active dans sa composition (1) ». Fidèle en cela à la pensée de Delacroix dans son Journal, il adhère à l’idée que les ombres n’existent pas par elles-mêmes et qu’il n’y a que des reflets de lumière. Aussi le tableau lui apparaît-il comme une table lumineuse à la surface de laquelle l’ombre est remplacée soit par du blanc, soit par les reflets des zones colorées environnantes, comme en témoigne Intérieur d’atelier de 1929. Le nouveau liant que met au point le chimiste Maroger au milieu des années 1930, et que s’approprie aussitôt Dufy, lui permet ainsi toutes sortes de jeux de transparence et un gain considérable de luminosité.

D’une telle pratique à celle d’une monochromie absolue, il n’y a qu’un pas. Dufy ne le franchira jamais parce qu’il reste un peintre figuratif, fondamentalement attaché au principe d’une représentation même si celle-ci est considérablement édulcorée. Quel que soit le sujet qu’il aborde, l’art de Dufy procède de la problématique d’une organisation spatiale par la couleur. « Dans mes tableaux, note le peintre, il n’y a ni terre, ni horizon, ni ciel, les couleurs seules, leur équilibre et leurs rapports réciproques y créent l’espace. » Ce qui prévaut n’est donc pas tant la notion de sujet que celle de motif – et ce qui le motive au plus profond de lui-même est l’expression d’une essentielle vitalité. D’un éloge de la vie, en quelque sorte. C’est pourquoi Dufy ne réfute aucun genre – paysage, portrait, nature morte, scène d’intérieur, etc. – et n’établit entre eux aucune hiérarchie. Il les croise et les décroise tout au long de son œuvre comme si, pour lui, la vie était inépuisable.

Les années 1930-1940 qui correspondent à l’époque de la maturité de l’artiste sont essentiellement celles d’une nouvelle manière de distanciation objective qui n’existait pas auparavant, du moins de façon aussi flagrante. Cela est notamment perceptible dans ses figures de nus, dans son Autoportrait ou bien encore dans certains paysages comme ces Maisons à Trouville de 1933. Sa conception d’indépendance de la perspective et du coloris trouve par la suite à se manifester de façon éclatante dans la série des Ateliers qu’il entreprend dans les années 1940. Du pinceau, le peintre fait alors un usage pleinement libre, recouvrant la surface de la toile d’une profusion de traits, de points et de courbes, fixés dans une sténographie pittoresque et associés aux jeux d’aplats colorés qui la débordent. Comme il en est de ses grandes décorations.
À l’inventaire de celles-ci, La Fée Électricité (1937) apparaît comme l’expression la plus accomplie d’une telle manière.

Iconographiquement, c’est un chef-d’œuvre de synthèse et, à l’instar des grands monuments de ce genre, elle sert tout autant à l’illustration d’un thème qu’à celle de la peinture elle-même. C’est en poète que Raoul Dufy conçoit cette décoration et c’est un poème qu’il brosse où la couleur sert de portée aux notes dessinées qui le composent. Un poème héroïque qui reste toutefois ancré dans la réalité historique d’une aventure dont on peut suivre les différents actes, l’artiste ayant pris soin de les sélectionner afin de ne rendre compte que de l’essentiel.

D’aucuns prétendent que, tout compte fait, Raoul Dufy ne serait que l’un de ces nombreux peintres dont on dit qu’ils sont tout simplement « témoins de leur temps ». Mais ce n’est pas tant l’art de Dufy qui ressemble à son époque que cette époque qui ressemble à sa peinture. On rapporte qu’un jour l’artiste s’adressa en ces termes au modèle qu’il venait de peindre : « Et maintenant, tâchez de ressembler à votre portrait. » La formule dit bien ce qu’il en est d’une œuvre qui ne cherche pas à imiter la nature mais qui invente sa propre vie.

1 – Pierre Camo, Raoul Dufy l’enchanteur, M. Marguerat, Lausanne, 1947

Les expositions

Deux expositions itinérantes ont été organisées.

- « Raoul Dufy – du motif à la couleur »
LE HAVRE, musée Malraux, 2 boulevard Clémenceau, tél. 02 35 19 62 62. Du 8 mars au 1er juin, du lundi au vendredi de 11 h à 18 h, les samedi et dimanche de 11 h à 19 h, fermé le mardi, les 1er et 8 mai. Plein tarif : 3,80 euros, tarif réduit : 2,20 euros.
CÉRET, musée d’Art moderne, 8 boulevard du maréchal Joffre, tél. 04 68 87 27 76. Du 21 juin au 14 septembre, tous les jours de 10 h à 19 h. Plein tarif : 7 euros, tarif réduit : 5,50 euros. ROUBAIX, La Piscine, musée d’Art et d’Industrie André Diligent, 23 rue de l’Espérance, tél. 03 20 69 23 60. Du 26 septembre au 7 décembre du mardi au jeudi de 11 h à 18 h, le vendredi de 11 h à 20 h, les samedi et dimanche de 13 h à 18 h, fermé le lundi. Tarif : expositions temporaires ou collections permanentes, 3 euros ; billet groupé, 5 euros.

 

- « Raoul Dufy. Un autre regard »
PARIS, fondation Dina Vierny-Musée Maillol, 59-61 rue de Grenelle, VIIe, tél. 01 42 22 59 58. Du 5 mars au 16 juin, tous les jours sauf le mardi de 11 h à 18 h. Plein tarif : 7 euros, tarif réduit : 5,5 euros.
NICE, musée des Beaux-Arts, 33 avenue des Baumettes, tél. 04 92 15 28 28. Du 4 juillet au 28 septembre, tous les jours sauf le lundi de 10 h à 18 h. Plein tarif : 3,80 euros, tarif réduit : 2,30 euros.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°546 du 1 avril 2003, avec le titre suivant : Raoul Dufy, éloge de la vie

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