Royaume-Uni - Photographie

Galerie de portraits de Julia Margaret Cameron

Par Colin Ford · L'ŒIL

Le 1 avril 2003 - 1417 mots

La National Portrait Gallery propose une rétrospective sur Julia Margaret Cameron, une riche aristocrate de l’ère victorienne, également photographe talentueuse et novatrice qui a laissé de magnifiques portraits intimistes parfois inspirés des peintures de la Renaissance.

La National Portrait Gallery de Londres est un lieu de pèlerinage victorien, sis dans un palais quasi vénitien des années 1890, et longeant sa plus célèbre voisine, la National Gallery. Fondée en 1856, elle est l’expression publique, et très britannique, de l’opinion des sujets de la reine Victoria selon laquelle « l’histoire de ce que l’homme a accompli en ce monde est, au fond, l’Histoire des Grands Hommes qui y ont travaillé ». Ces mots sont de Thomas Carlyle, l’un des premiers membres du conseil d’administration de la Gallery, et auteur de la classique History of the French Revolution, publiée en anglais en 1837. Une éblouissante photographie en gros plan de Carlyle donne le ton de cette exposition de Julia Margaret Cameron que la Gallery qualifie de « photographe de génie au XIXe siècle » . Cette fois-ci, le mot « génie » est certainement justifié. Saisi dans un gros plan dramatique, l’historien barbu émerge de l’ombre, comme en trois dimensions, un côté du visage éclairé par une lumière crue et oblique, l’autre plongé dans l’obscurité. Cette photo « comme un bloc grossier d’une sculpture de Michel-Ange (sic) », selon le sous-titre de Cameron, diffère autant qu’il se peut des portraits stéréotypés exécutés par ses contemporains – qui s’apparentaient à de véritables petites cartes de visite. Si cette œuvre apparaît aujourd’hui d’une ressemblance presque parlante, imaginons le choc ressenti par le public en 1867.

Cameron naquit dans une famille anglo-indienne, à Calcutta, en 1815 – vingt-cinq ans avant l’invention de la photographie. En Angleterre, presque un demi-siècle plus tard, elle reçut un appareil photographique en cadeau de Noël et, en trois semaines, se mit à créer des images qui révolutionnèrent l’histoire de cette technique naissante. Ce premier appareil était un monstre de bois, qui prenait des photos mesurant environ 30 x 24 centimètres. Avec son pied très lourd, et d’énormes objectifs en laiton, il fallait deux hommes pour le déplacer, et il nécessitait l’emploi d’un procédé chimique dangereux, complexe et salissant, le collodion humide, ainsi dénommé parce que le négatif, enrobé de produits chimiques fraîchement préparés, devait être exposé encore humide. La manifestation de la National Portrait Gallery retrace les premiers pas de Cameron dans cet art noir, compliqué et dangereux, en montrant ses premiers objectifs, ainsi que sa plus ancienne épreuve de Mon premier succès, et un album de photographies et de dessins qu’elle donna, en toute confiance, au peintre et portraitiste George Frederic Watts, à peine trois semaines après avoir adopté cette technique.

Watts, dont de nombreux portraits d’éminentes personnalités de l’époque victorienne (y compris Mrs. Cameron) sont conservés à la National Portrait Gallery, est l’un des cinq notables grisonnants qui facilitèrent le succès de Cameron dans la société essentiellement masculine de son époque. Les autres furent Lord Tennyson, le poète lauréat de la reine ; son rival à qui cet honneur fut refusé, Sir Henry Taylor ; son époux Charles Hay Cameron, homme de loi et administrateur anglais distingué, en Inde ; et Sir John Herschel, astronome et scientifique de renom. Des images de ces cinq personnages accueillent les visiteurs à l’entrée de l’exposition.
Un trio de portraits de Herschel révèle que les méthodes de Cameron, apparemment simples et directes, exigeaient un engagement considérable de la part de ses modèles. En se préparant à les photographier, elle précisait ses exigences : « La pièce ne doit pas être trop modeste, si l’on arrive à éliminer toute lumière excepté celle d’une fenêtre ou d’une ouverture que je recouvrirai moi-même d’un calicot ; c’est tout ce que je veux. » La participation du modèle consistait à avoir la chevelure fraîchement lavée, à être enveloppé dans un volumineux manteau de velours, et à rester absolument immobile pendant quatre ou cinq minutes. Cameron, s’assurant que le fond était aussi sombre que le torse drapé de velours, tirait parti de la douceur de la lumière jaune jouant sur la tignasse blanche et en bataille de Herschel, et sur son menton non rasé, afin de pénétrer sous la peau plutôt que de se contenter de rendre les contours du visage.

Un éclairage révolutionnaire
De multiples manières, ces magnifiques portraits sont les « premiers gros plans du monde ». Si Nadar, à Paris, avait fait des épreuves plus grandes, il aurait pu prétendre à l’antériorité, et David Wilkie Wynfield, qui réalisa des photographies légèrement floues des visages de ses amis peintres londoniens, précéda certainement Cameron. Il lui donna même un cours de technique. Mais l’élève dépassa bientôt le maître en comprenant que sa façon de faire (commune à tous les photographes portraitistes de l’époque), qui consistait à noyer le visage sous une lumière provenant de toutes les directions, afin de diminuer le temps de pose et de ce fait la durée de l’immobilité du modèle, était anti-artistique. Au contraire, elle décida de réduire la quantité de lumière dirigée sur le visage, ce qui constitue une simple révolution – mais capitale – dans l’esthétique de la photographie.

Ce nouveau départ a sans doute été encouragé par des considérations autres qu’esthétiques. La « science » dénommée phrénologie – déduisant les capacités mentales d’une personne à partir de la forme de son crâne – était amplement pratiquée à l’époque. En France, Balzac et Baudelaire firent analyser leur personnalité d’après les bosses de leur tête ; en Grande-Bretagne, George Eliot, Lewis Carroll et la reine Victoria firent de même. Même Karl Marx et le président des États-Unis se soumirent à un examen phrénologique. Nous ignorons l’opinion de Cameron sur cette pratique en vogue, mais elle la connaissait sans doute parfaitement, et peut-être imagina-t-elle son éclairage révolutionnaire comme une manière de révéler les reliefs des crânes de ses modèles.

À l’opposé, les photographies de femmes (un tiers de la production de Cameron) bénéficient d’un éclairage beaucoup plus doux et de draperies fluides qui accentuent la beauté élancée d’adolescentes au long cou. Dans un effort « pour capter toute la beauté qui se présentait à [elle] », elle ordonnait à sa famille, à ses amis et à ses domestiques de laisser leur chevelure tomber sur leurs épaules, puis elle entreprenait des études en pied, tirait les rideaux des verrières de son atelier, ou emmenait ses modèles en extérieur, pour saisir l’idéal d’un charme féminin et juvénile qu’elle partageait avec les préraphaélites Dante Gabriel Rossetti et Edward Burne-Jones.
En tête de ces modèles exceptionnels, se trouvaient deux servantes de la maison Cameron, prénommées l’une et l’autre Mary. Selon les termes d’un témoin contemporain : « Elle choisissait ses femmes de chambre en grande partie pour leur beauté ». Les « deux Mary » sont non seulement présentes dans la section de l’exposition « Dream of Fair Women », mais aussi dans une section remarquable consacrée aux illustrations bibliques, où Cameron tenta de réaliser des équivalents photographiques des peintures de la Renaissance. Deux études de Mary Ryan sont en effet intitulées In the Manner of Francia et In the Manner of Perugino. Trois autres sont des portraits de Mary Ann Hillier en Madone. Portraits en pied ou scènes allégoriques, les photographies de Cameron sont toujours empreintes de force et de poésie.

La genèse de l’exposition

« L’un de mes soucis, dans la conception de cette manifestation, a été de rendre la place qu’elles méritaient aux scènes religieuses, littéraires et théâtrales, que l’on a trop longtemps méconnues, les considérant inférieures aux portraits. « J’ai aussi donné aux visiteurs l’occasion de voir des photographies de Cameron prises à Ceylan : sur vingt-cinq pièces connues à ce jour, onze sont montrées ici pour la toute première fois. Ces découvertes sont le fruit de nombreuses années de recherches aboutissant à cette exposition. Au cours des années 1970, j’ai commencé par collationner des détails repérés dans les épreuves de Cameron encore existantes ; vingt ans plus tard, je me suis remis au travail avec le précieux soutien financier et administratif du J. Paul Getty Museum. Le résultat, c’est la publication du premier catalogue raisonné de cette photographe – et peut-être le seul consacré à ce mode d’expression – où j’ai réuni cent vingt épreuves parmi les meilleures encore existantes en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Deux collections publiques parisiennes figurent parmi les soixante-dix-neuf mentionnées dans le catalogue. Le musée d’Orsay et la maison de Victor Hugo possèdent d’excellents tirages d’époque (Cameron en fit personnellement cadeau à Victor Hugo). »

L'exposition

L’exposition « Julia Margaret Cameron 19th Century Photographer of Genius » est ouverte du 6 février au 26 mai, tous les jours de 10h à 18h, nocturne le jeudi et vendredi jusqu’à 21h, tarifs : 6 livres (8,76 euros) et 4 livres (5,84 euros), pour tout renseignement : tél. 020 7312 2463, www.npg.org.uk National Portrait Gallery, St Martin’s Place, Londres.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°546 du 1 avril 2003, avec le titre suivant : Galerie de portraits de Julia Margaret Cameron

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