Ariane et la ville

L'ŒIL

Le 1 avril 2003 - 1502 mots

Une exposition à Londres met l’accent sur les toiles de De Chirico de 1909 à 1913 où apparaît la figure d’Ariane, la princesse abandonnée par Thésée sur l’île de Naxos. Naxos devient la ville métaphysique, où, à l’heure où les ombres s’allongent, Ariane attend Dionysos le dieu de la révélation, selon Friedrich Nietzsche.

Une révélation peut naître tout à coup, quand nous l’attendons le moins, et peut être provoquée par la vue de quelque chose comme un édifice, une rue, un jardin, une place publique. » La « révélation » est pour De Chirico l’expérience majeure qui donne sens à l’œuvre, qui la prévient et qui la guide. Expérience soudaine, brutale, sans préméditation, semblable, précise-t-il, à celle de Nietzsche quand il dit « j’ai été surpris par Zarathoustra ». Nietzsche est alors, avec Böcklin, la référence du jeune De Chirico à qui il s’identifie. « Un air nouveau a inondé maintenant mon âme, j’ai entendu un nouveau chant, et le monde entier est, à mes yeux, entièrement transformé, les longues ombres, l’air pur, le ciel radieux, en un mot Zarathoustra est arrivé, m’avez-vous compris ? », écrit-il de Florence à son ami Gast en janvier 1910. Allusion ici à sa première « révélation » quelques mois plus tôt, en automne 1909, place Santa Croce, où soudain, l’heure, l’ombre, la lumière, la statue, la façade forment une constellation spatiale qui a toujours été là et le sera toujours.« Éternel retour » d’un moment et d’un lieu : L’Énigme de l’après-midi d’automne de 1909.
Schopenhauer est le second philosophe qui l’aide à préciser la nature de la « révélation » : « Pour avoir des idées originales, extraordinaires, peut-être même immortelles, il suffit de s’isoler si absolument du monde et des choses pendant quelques instants que les objets et les éléments les plus ordinaires nous apparaissent comme complètement nouveaux et inconnus, ce qui révèle leur véritable essence. » Cette rupture du fil du temps, cette volonté de suspension des souvenirs, ce renoncement à la mémoire ne peuvent s’accomplir que dans des circonstances exceptionnelles, un peu par hasard, lorsque l’esprit arrive à se détacher des références, du temps et de l’espace. Pour favoriser et traduire cette quête de l’extraordinaire dans l’ordinaire, ce surgissement du mythe dans le quotidien, pour affirmer la présence du rêve dans la vie diurne et en traduire l’écho dans l’œuvre, De Chirico crée des images où continuera à résonner l’expérience de la « révélation ». Les images qu’il appellera par la suite « métaphysiques ».
« Un édifice, une rue, un jardin, une place publique... », c’est une ville, Florence, qui a été le premier lieu de la « révélation », c’est elle qui, sur la toile, en sera la chambre d’écho. Et non la nature trop chaotique, trop changeante. La ville de pierre « minéralise le réel » et devient le champ clos du mystère. Mais plus encore qu’un édifice, une rue, c’est de leur « disposition » que résulte la révélation, dont l’œuvre d’art est la trace. Pour que cette résonnance puisse avoir lieu, la constellation urbaine doit être simple, son architecture élémentaire.
De Chirico pour cela a recours aux balbutiements de l’architecture classique réduite à ses éléments les plus neutres et qu’aucun indice historique ne vient troubler. Simples arcades inspirées du jardin de la résidence de Munich et des rues de Turin, frontons et chapiteaux sans sculptures, « préhistoriques ». À la négation du temps s’ajoute celle de l’espace. Ces portiques primitifs, ces façades minimales, sont celles des « hors lieux » de la ville, quartiers des gares, des entrepôts, des docks, où l’architecture est simplifiée à l’extrême. Quartiers interchangeables, identiques d’une ville à l’autre où les archétypes architecturaux, trahis, affadis, banalisés forment un « tissu » urbain effrangé.
Ville sans référence, marginale, la ville de De Chirico est une ville destructurée. À l’emploi naïf et prudent de la perspective, succèdent vite des raccourcis, des accélérations et des dislocations. Plusieurs points de fuites, des ombres divergentes, des fonds qui se relèvent brutalement, puis l’introduction, avec les objets en 1914, d’une ambiguïté entre l’intérieur et l’extérieur. Le camion de déménagement avec sa caisse orthogonale, à l’ombre des portiques, serait paradoxalement l’espace le plus stable des rues.

À l’ombre des statues
Sur les places nues, les statues ont plus de réalité que les rares personnages qui ne valent que pour leurs ombres. Les deux premières sont empruntées à la fable. Debout, « Ulysse-Héraclite », personnage songeur à la tête penchée, provenant du tableau de Böcklin Ulysse et Calypso. Couchée, une femme vêtue à l’antique, endormie, à la place d’honneur du musée Pio Clementino au
Vatican, sous le nom d’Ariane, c’est Ariane abandonnée par Thésée, endormie à Naxos. De même qu’« Ulysse-Héraclite » est lié à la révélation de la place Santa Croce, avec la statue de Dante, celle d’Ariane est née d’une expérience semblable, sous la même lumière, à Versailles, dont le classicisme répétitif a empoigné De Chirico. « Tout me regardait d’un regard étrange et interrogateur. Je vis alors que chaque angle du palais, chaque colonne, chaque fenêtre avait une âme qui était une énigme. Je regardais autour de moi les héros de pierre, immobiles sous le ciel clair, sous les rayons froids du soleil d’hiver qui luit sans amour comme les chansons profondes... Et plus que jamais je sentis alors que tout cela était là fatalement mais sans raison et ne contenait aucun sens. » Mais l’Ariane entrevue à Versailles est l’Ariane découverte à la lecture de Nietzsche pour qui Dionysos, le dieu de « la surabondance de vie », est l’éveilleur d’Ariane, l’annonciateur d’une nouvelle sagesse. En finissant Ecce Homo par la phrase : « M’a-t-on compris ? Dionysos face au Crucifié », Nietzsche confère au dieu, présent dans son œuvre dès La Naissance de la tragédie, un statut prophétique.
Par sa banalité voulue, la ville de De Chirico crée un no man’s land où peut se projeter la nostalgie universelle de l’espace. L’architecture minimale est là pour former le lieu de la mélancolie, le lieu de l’interrogation sur l’au-delà du mur, au-delà des mers, au-dessus des toits. Le panache de la locomotive, les petits drapeaux en haut des tours, les voiles de navires rappellent que dans cette ville interchangeable et incertaine, tout peut survenir. Les « Arianes endormies » sont couchées sur des socles bas, adhérant au sol, le corps entièrement livré, par leur sommeil, aux forces de la pesanteur et de la matière. Elles incarnent à ce point la ville minéralisée de De Chirico qu’elles occupent presque toutes les compositions à partir de 1912 pour investir entièrement la toile. Cette absence humaine, cette pétrification de la figure, ces statues dont le regard nous échappe, qu’elles soient vues de dos, la tête baissée, ou les yeux clos, tout cela témoigne de la prudence de De Chrico dans le maniement des objets métaphysiques. Pour couper le fil du temps et oublier le lieu, rien ne doit attacher l’esprit humain. Ce double mouvement de déshumanisation des choses (leur enlever toute référence) et d’objectivation de l’humain est la marque de Nietzsche. Ce « minimum esthétique » destiné à faciliter la force violente et soudaine de la « révélation » vient de Schopenhauer.
Nietzsche l’emporte au début des années 1910, le Nietzsche errant dans les rues de Turin à la recherche de son Ariane et qui va tomber foudroyé, non loin de cette Molle Antoniellana, la grande tour dont le besoin d’infini l’obsédait, et la « révélation » est une révélation dionysienne. Dans sa louange de Dionysos, Zarathoustra fait part d’une confidence du dieu : « Il m’arrive parfois d’aimer les humains – il faisait allusion à Ariane qui était présente ; je trouve l’homme un animal agréable, vaillant, inventif, qui n’a pas son pareil sur terre et qui retrouve son chemin dans tous les labyrinthes. » Et dans les « Dithyrambes de Dionysos » Nietzsche précise : « Plainte d’Ariane, Ô reviens, Mon dieu inconnu ! ma douleur ! Mon dernier bonheur !... (Un éclair. Dionysos apparaît dans une beauté d’émeraude.) sois avisée, Ariane !... Tu as de petites oreilles, tu as mes oreilles ; Mets-y un mot avisé ! – Ne faut-il pas d’abord se haïr, si l’on doit s’aimer ?... Je suis ton labyrinthe. »
Par un renversement des rôles, l’Ariane qui avait fourni le fil à Thésée se retrouve endormie au sein d’un nouveau labyrinthe. Elle prend la place des jeunes gens et des jeunes filles athéniennes offertes au Minotaure et attend, dans le monde du rêve, l’éveilleur terrible. La ville de De Chirico, née de l’apparition de Nietzsche dans le ciel limpide de l’Italie, est le lieu d’appel et d’attente de la nouvelle métaphysique, celle de l’ici et de maintenant.

L'exposition

L’exposition « Giorgio De Chirico and the Myth of Ariadne » se déroule du 22 janvier au 13 avril, du mercredi au samedi de 11 h à 18 h, le dimanche de 12 h à 18 h, , tarif : 3,50 livres (5,11 euros). Estorick Collection, 39a Canonbury Square, Londres, tél. 44 (0)20 7704 9522, www.estorickcollection.com

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°546 du 1 avril 2003, avec le titre suivant : Ariane et la ville

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