Représenter la préhistoire

L'ŒIL

Le 1 mai 2003 - 546 mots

Prière de ne pas sourire devant les peintures de Cormon, de Jamin, les sculptures de Constant Roux, de Louis Mascré, de ne pas ricaner devant les premiers essais de représentation de nos ancêtres d’avant le déluge. C’est l’impérieuse leçon de l’exposition du musée d’Aquitaine qui a rassemblé les introuvables incunables d’une iconographie surgie dans les années 1870, accompagnant et commentant le développement de cette nouvelle science qu’était la préhistoire. Plusieurs lectures sont possibles sauf une qui est interdite : elles ne relèvent pas de l’art pompier, appellation et notion devenues obsolètes. On peut tout d’abord les décrypter avec l’œil et le savoir du scientifique, notant dans quelle mesure elles prennent en compte les successives découvertes et mises en place chronologiques des hommes et périodes de la préhistoire. Pour les amis d’Orsay, elles apparaîtront comme le précieux et premier chapitre du primitivisme, ce qui avait été la proposition de Philippe Dagen dans son livre de 1998 sur Le Peintre, le Poète et le Sauvage. Elles illustrent l’un des efforts les plus novateurs du XIXe siècle pour renouveler ou plutôt bouleverser la représentation de l’homme, non plus tel que le doigt de Dieu et le pinceau de Michel-Ange l’avaient créé au plafond de la Sixtine, mais selon Darwin.
Paul Jamin (1853-1903) avait fait une rentrée fracassante et saluée d’éclats de rire en 1973 quand François Mathey pour « Équivoques » avait exhumé du musée de La Rochelle un tableau gaulois de 1893, Le Brenn exigeant sa part de butin. Ce Jamin travaillait à l’écoute des meilleurs préhistoriens de son temps, de Louis Capitan par exemple, l’un des inventeurs avec l’abbé Breuil de Font-de-Gaume. Lorsque Capitan célèbre ce « délicat artiste et cet érudit anthropologiste », on ne peut que s’incliner et regarder autrement. Le Peintre décorateur à l’âge de pierre, 1903, est la nouvelle iconographie de l’invention de l’art qui renvoie dans les Enfers Dibutade traçant du doigt le profil de son amant sur les parois d’une grotte, très civilisée, de l’Hellade.
Le sculpteur belge Louis Mascré (1817-1929) était de même un quasi inconnu. La série des bustes conservés à Bruxelles à l’Institut royal des Sciences naturelles, réalisés en étroite collaboration avec le préhistorien Aimé Rutot, est la révélation. À partir de fossiles alors découverts, Mascré constitue une galerie des Illustres préhistoriques. La manière dont quelques os se voient recouverts de chair, de poils, prennent du buste, des bras, revêtent des peaux de bêtes, manient des objets, s’animent, est fascinante. Ce Mascré est l’équivalent au XIXe siècle de Franz Xaver Messerschmidt, le sculpteur physiognomiste viennois du XVIIIe siècle.
Le naturalisme, dont on admettra qu’il représente l’esthétique majoritaire de la seconde moitié du XIXe siècle, trouvait dans le champ ainsi ouvert des sujets inimaginables. Les Mérovingiens de Jules Laurens sont des enfants de chœur à côté de ces êtres qui devaient vivre avec les mammouths et affronter un monde en gestation. L’honneur de Fernand Cormon (1845-1924), en particulier dans
le décor du Muséum national d’histoire naturelle (1893-1897), sera d’avoir donné la véritable interprétation naturaliste de l’épopée des nouveaux âges de l’humanité. Elle mérite de prendre place, par son ambition, aux côtés des grandes narrations humaines de Puvis de Chavannes et de Gauguin, version hard.

BORDEAUX, musée d’Aquitaine, 20 cours Pasteur, 13 mars-15 juin. Catalogue RMN, 173 p., 29,50 euros.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°547 du 1 mai 2003, avec le titre suivant : Représenter la préhistoire

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