Les Froment-Meurice, orfèvres en tous genres

L'ŒIL

Le 1 mai 2003 - 1512 mots

Pendant longtemps l’orfèvrerie des Froment-Meurice, comme les arts décoratifs du xixe siècle, a souffert de l’incompréhension, si ce n’est de la moquerie. En 1961, l’excellent André Fermigier les classait sans pitié au rayon « pacotille » – aux côtés des Beurdeley, autre dynastie régnante des arts industriels. Depuis lors, nos yeux ont appris à voir dans l’éclectisme décoratif de l’époque cela même qui lui avait longtemps valu l’opprobre : la curiosité inlassable pour les créations du passé, nourrie d’érudition joyeuse et d’encyclopédisme magnanime, le parti pris de ne pas avoir de partis pris, le choix de ne rien rejeter de ce que l’histoire de l’ornement avait produit, quand Louis-Philippe puis Napoléon III s’imaginaient accepter l’histoire de France comme un tout dont il fallait assumer l’héritage.
Les deux expositions du Grand Palais consacrées au Second Empire (1979) puis aux arts décoratifs sous la Restauration et la Monarchie de Juillet (1991) marquent des jalons essentiels dans cette métamorphose du regard. Les créations des Froment-Meurice y étaient l’objet d’une attention particulière. Il fallait faire plus encore pour revisiter une production riche de centaines de pièces, et rendre pleinement sa place à cette famille créative et entreprenante, dont l’aura dynastique, de François-Désiré (1801-1855) le fondateur, à son fils Émile (1837-1913) et à Jacques (1864-1947) son petit-fils sculpteur, n’a cessé de briller jusqu’à nos jours.
Concevoir une telle exposition ne manque pas d’audace, tant les Froment-Meurice ont été, à l’instar des Germain, Odiot ou Biennais, les orfèvres de l’Europe. Si leurs créations resplendissent un peu partout dans le monde, on ne peut que se réjouir de voir rassemblées ici une centaine de pièces des plus remarquables, provenant du musée du Louvre et du musée d’Orsay, des collections royales espagnoles, de nombreuses institutions religieuses. La Toilette de la duchesse de Parme qui naguère n’avait pas quitté Orsay pour l’exposition de 1991 est aussi du voyage, ce qui rend plus regrettable encore l’absence du modèle pour le surtout de table de Napoléon III (1867), conservé au musée des Arts décoratifs.
L’éclectisme des Froment-Meurice, qui abandonnent la voie première du néoclassicisme dès la fin des années 1830, se veut une synthèse des styles et des vocabulaires ornementaux dans lesquels puisent sans relâche les ornemanistes et artistes industriels du siècle. Il est aussi synthèse des compétences, entre respect des manières traditionnelles et innovations techniques, revival de techniques alors tombées en désuétude et relues par les orfèvres, notamment l’émail et le nielle. En ce sens, de telles créations sollicitent de l’orfèvre une attention de tous les instants, le respect des spécialités, ce qui pose la question du rôle effectif de François-Désiré Froment-Meurice comme maître d’œuvre d’entreprises rendues ainsi fort délicates. Comment ne pas faire le portrait de l’artiste en « chef d’orchestre », comme le dit Théophile Gautier à propos de ce dernier qui dirige régulièrement un des plus beaux ensembles d’artistes du xixe siècle : les sculpteurs Pradier, Geoffroy-Dechaume, Feuchère et Schoenewerk, les infatigables Klagmann, Fossin, Vechte, Wièse, Sollier, Deurbergue, Fannière, et bien d’autres. Chef-d’œuvre absolu de François-Désiré, commandée par les dames de France à l’occasion du mariage de Mademoiselle avec le duc de Parme, la Toilette de la duchesse de Parme évoque cet aspect. Sa composition, alliant équilibre architectural et audace ornementale des sources orientalisantes, médiévales et Renaissance, est due à l’architecte Duban ; les figures nombreuses, véritable peuple d’argent, sont modelées par les sculpteurs Geoffroy-Dechaume et Feuchère ; certains dessins d’ornements sont fournis par Liénard ; les émaux peints qui connaissent une renaissance spectaculaire sont dus à Meyer-Heine et aux frères Sollier. La maison Froment-Meurice fait montre d’innovation, avec une structure de table mêlant acier, bronze doré et argenté, argent en partie niellé, le tout sur une armature de fer. Exposée en 1851 à la première Exposition universelle de Londres, la Toilette valut à la maison Froment-Meurice une Council Medal, la plus haute distinction.
Chez les Froment-Meurice, l’ornement n’est pas seulement là pour le simple plaisir esthétique, pour la pure affirmation d’une maestria. Il dit aussi autre chose, les désirs d’une époque, ses nostalgies et ses fantasmes, ses rêves et ses espoirs. Le passé est pour elle un exutoire et un miroir, un vivier où choisir d’autres voies, un terrain où affirmer sa liberté. Si, philosophiquement, l’éclectisme revient à extraire de plusieurs systèmes de pensée ce qu’ils ont de meilleur afin d’en faire une synthèse, remarquons que toute synthèse, dans le domaine des arts, n’est jamais exclusive. Elle ne dépend que de celui qui la conçoit. Jamais les artistes de l’époque n’ont compris cet éclectisme comme un système où s’enfermer, mais au contraire comme une manière personnelle de renoncer à tout système, comme un hymne à la liberté créatrice. Dès 1844 d’ailleurs, avec les coupes des Vendanges, François-Désiré, tout en inscrivant ces œuvres dans la prestigieuse lignée des vases en pierres dures, laisse entrevoir une montée en sève de l’ornement. La pierre n’est plus qu’un prétexte, c’est dans la monture, éblouissants entrelacs de ceps de vigne, de grappes perlées et de feuillages émaillés, que se déploie l’agilité virtuose de l’orfèvre. Ce naturalisme très original, déjà preuve d’une liberté infrangible, gagne bientôt la production d’orfèvrerie religieuse et nuance le recours à l’éventail des néostyles. Pourtant, des générations de créateurs, de designers et d’historiens, n’ont retenu que
ce dernier aspect.
L’attention se porte ici sur les deux grandes figures familiales, François-Désiré et Émile. Comme souvent dans ces familles d’artistes industriels, l’impulsion paternelle connaît un épanouissement économique autant qu’artistique sous la direction d’Émile, véritable homme d’affaires. Âgé de dix-huit ans à la mort de son père, et après une régence de sa mère, femme courageuse et entreprenante, il reprend les rênes des ateliers, assure des commandes importantes et prestigieuses, tant pour une riche clientèle internationale que pour les cours d’Europe. Attirés par les créations de joaillerie et de petits objets de curiosité comme par les arts de la table, dans lesquels la maison excelle, les amateurs qui n’ont jamais cessé de lui donner leur confiance se comptent dans tous les rangs de la société. L’Église de France achète calices et reliquaires et offre aux papes plusieurs de ces sommets de l’orfèvrerie religieuse, comme l’ostensoir aujourd’hui conservé à Cologne. La famille royale d’Espagne confère à la maison Froment-Meurice la première place parmi les fournisseurs de la cour. Les précoces achats du duc de Montpensier, époux d’une infante et envoyé à Madrid, trouvent écho dans le fastueux surtout des ducs de Medina Celli. Le duc d’Aumale passe des commandes jusque-là fort peu connues, objets précieux, reliures de manuscrits rares et même le cadre des Trois Grâces de Raphaël, autant de témoignages d’une profonde empathie. Comme le veulent les dispositions testamentaires du duc d’Aumale, ces pièces ne sont pas présentées au musée de la Vie romantique, mais font l’objet d’études passionnantes dans le catalogue.
C’est donc à un incroyable rassemblement d’aiguières, de bassins, de boucliers, de vases et de bijoux précieux, de cravaches et de ciboires, de candélabres et d’épées que donne lieu cette exposition, mise en scène avec raffinement et sobriété, rappelant les dressoirs d’apparat des grandes demeures, l’accumulation des présentations d’Expositions universelles, et l’encombrement intime des cabinets d’amateur.
Il revenait à la Ville de Paris de rendre hommage à ceux qui furent très officiellement « Orfèvres-joailliers de la Ville de Paris », titre reçu en 1839. Elle permit aux Froment-Meurice de donner le jour à un grand nombre de chefs-d’œuvre : l’épée offerte par la Ville à l’occasion de la naissance du comte de Paris (1839) ; les vases commandés pour honorer l’ingénieur Emmery, qui avait contribué à l’assainissement des égouts parisiens, et le baron de Feuchères, bienfaiteur des hospices civils ; les bronzes du berceau offert au prince impérial et créé avec la collaboration de grands noms tels que l’architecte Baltard, l’ébéniste Grohé, les sculpteurs Simart et Jacquemart et les orfèvres Fannière ; sans compter une magnifique garniture de cheminée destinée à l’Hôtel de Ville, disparue durant l’incendie de 1871, dont l’élément sensationnel n’était rien moins que le buste de Napoléon III taillé dans un seul et unique morceau d’aigue-marine. Le nom de Froment-Meurice avait été, dès la période romantique, loué par Balzac qui raffolait de ses pommeaux de canne et coupes de pierre, par George Sand qui lui vouait une véritable admiration, et par Victor Hugo, à la mémoire duquel Émile dédia
une surprenante lyre d’argent, témoignage de respect et de reconnaissance.
Ces trois figures romantiques forment la triade capitoline des musées littéraires de la Ville. Il n’y a donc pas de hasard, le destin le voulait ainsi. La lyre d’argent vient rappeler que, dans ce combat essentiel des artistes industriels du xixe siècle consistant à effacer toute préséance entre arts majeurs et arts mineurs, à supprimer une hiérarchie déjà jugée par certains obsolète, la littérature fut un précieux adjuvant. Dans un poème des Contemplations dédié à François-Désiré, Hugo n’avait-il pas eu l’audace d’écrire : « La miette de Cellini /Vaut le bloc de Michel-Ange. »

PARIS, musée de la Vie romantique, 16 rue Chaptal, IXe, tél. 01 53 31 95 67, 4 février-15 juin. Le catalogue, Trésors d’argent : les Froment-Meurice, orfèvres romantiques français, Paris-Musées, 2003, 224 p., 35 euros.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°547 du 1 mai 2003, avec le titre suivant : Les Froment-Meurice, orfèvres en tous genres

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