Kandinsky et la musique

L'ŒIL

Le 1 mai 2003 - 1063 mots

Au cours des premières décennies du XXe siècle, une singulière émulation s’opère entre les créateurs. Les disciplines artistiques tendent à se rapprocher, et la musique, à la fois source d’inspiration et lieu de référence, s’élève bientôt au rang de modèle. Organisée par le musée
Thyssen-Bornemisza et la fondation Caja Madrid, l’exposition « Analogies musicales ; Kandinsky et ses contemporains » se penche sur les liens étroits qu’entretiennent de nombreux artistes des avant-gardes avec l’art des sons. L’occasion de s’arrêter sur certains moments forts de ces relations interdisciplinaires.

Parmi les possibilités de rencontres entre la musique et les arts plastiques, le concept d’œuvre d’art totale constitue l’un des projets les plus ambitieux des créateurs de la première partie du XXe siècle. Cette quête trouve ses prémices au siècle précédent dans le sillage du romantisme et du symbolisme. La poésie française avec Baudelaire puis Verlaine met en place une esthétique de la correspondance, faisant du verbe l’émanation acoustique du visuel et du sonore. Parallèlement, Wagner théorise le Gesamtkunstwerk et fait de la scène un lieu mystique où les arts s’unissent et appellent au transcendant. Cet héritage rejeté ou pleinement assumé, les principales révolutions qui s’opèrent ensuite et donnent lieu aux différents courants artistiques, se cristallisent sous de multiples formes de l’œuvre d’art totale. Durant les années 1909 et 1910, le musicien russe Scriabine, compose Prométhée, « poème du feu » Op. 60, pour clavier de lumière, piano, chœur et orchestre, où il élabore un système d’équivalences entre jeux de lumière et tonalité. Au même moment, à Paris, Diaghilev met en place sa première saison des Ballets russes, faisant appel aux créateurs les plus novateurs de son époque. Exemple remarquable de synthèse entre les arts, le mouvement, tel un paradigme visuel de la danse, se fait ici à travers l’image du corps, l’incarnation de la musique dans l’espace. Ainsi, d’après le témoignage de l’époque du chorégraphe Serge Lifar, il semble que Diaghilev considérait le ballet à travers le prisme de la peinture et même comme une peinture en mouvement.
De manière générale, la chronologie nous montre qu’en période de grands bouleversements artistiques, les disciplines se font perméables. En effet, les artistes engagés dans la mise en place de nouveaux systèmes, se réfèrent à d’autres formes d’expression artistiques, sinon pour s’inspirer du moins pour se rassurer en prenant appui sur un repère extérieur. La rencontre entre le peintre Wassily Kandinsky et le compositeur Arnold Schoenberg est, à plusieurs niveaux, une parfaite illustration de ce constat. Au moment de fonder avec Franz Marc Der Blaue Reiter, issu de la Neue Künstlervereinigung, Kandinsky découvre lors d’un concert en 1911 la musique de Schoenberg. Cette révélation lui inspire le tableau Impression III. Dès cette époque, tous deux entament une importante relation épistolaire qui rend compte de leurs questionnements. L’abstraction et l’atonalité déjà engagées, nulle trace d’influence n’est perceptible, toutefois une singulière parenté d’esprit unit ces deux créateurs, usant d’un champ lexical très proche pour qualifier leurs démarches respectives. Pour eux, « l’art appartient aux inconscients » et c’est la « nécessité intérieure » qui doit guider chaque geste. Schoenberg compose son monodrame La Main heureuse, achevé en 1913, pendant que Kandinsky travaille à sa composition scénique La Sonorité jaune, deux œuvres à la trame synesthésique, où l’imbrication entre images et sonorités participe d’une harmonie consubstantielle. Rencontre emblématique, Hans Heinz Stuckenschmidt dira de la relation entre Schoenberg et Kandinsky qu’elle est une « des constellations les plus extraordinaires du XXe siècle ». Autre figure majeure de la modernité également rattachée au groupe du Blaue Reiter, Paul Klee est certainement le peintre qui a poussé le plus loin les analogies entre la musique et les arts plastiques, ayant d’ailleurs longtemps hésité entre une carrière de violoniste et de peintre. Dans son ouvrage Théorie de l’art moderne, il déclare par exemple que « le choix des éléments plastiques et la façon de les combiner présentent jusqu’à un certain point des analogies avec le rapport du motif au thème en musique1 ». Pour lui, la disposition et l’évolution des différents éléments mélodiques – ainsi que leurs rapports – peuvent donc être transposées en formes picturales. Des œuvres comme Fugue en rouge de 1921 ou encore Dans le style de Bach l’attestent parfaitement. Enfin, dans un registre différent, les futuristes italiens dictent une conduite intransigeante, dont l’expression passe également par l’effet de pratiques artistiques simultanées. Dès 1909, Marinetti publie son premier Manifeste du Futurisme, Carlo Carrà veut « une peinture bruyante et que chaque succession de sons, bruits et odeurs imprime dans l’esprit une arabesque de formes et de couleurs », Luigi Russolo initie, à partir de 1913, les concerts de bruits.
Réunissant plus de deux cent cinquante œuvres de quarante-huit artistes différents, l’exposition présentée à Madrid, qui aborde bien d’autres aspects de ces relations entre la musique et la peinture abstraite entre 1908 et 1925, propose un panorama presque exhaustif de ces différentes rencontres, interactions et fructueux échanges. Organisée en treize séquences qui empruntent leurs titres à des termes issus du champ lexical de la musique ou à ceux d’œuvres, qui servent alors de credo esthétique, la manifestation a pour but de mettre en avant « le triomphe de la musique comme lieu artistique de référence », selon les propos du commissaire de l’exposition, Javier Arnaldo, conservateur en chef associé du musée Thyssen-Bornemisza. Dans ce pays fertile où l’image se fait synesthésique, on voit finalement apparaître en filigrane un des phénomènes les plus troublants de cette période. Résumant à lui seul la dynamique qui a pris place durant ces années révolutionnaires, on peut en effet observer, comme l’a formulé de façon remarquable l’historienne de l’art Dora Vallier, qu’« avec la modernité surgit cette étrange figure : la peinture s’infléchit vers l’axe de la musique tandis que la musique s’infléchit vers l’axe de la peinture (2) ».

1 – Paul Klee, Théorie de l’art moderne, Folio Essais, 1998, p. 23.
2 – Dora Vallier, La Rencontre Schoenberg-Kandinsky, L’Échoppe, 1987, p. 36.

L'exposition

L’exposition « Analogies musicales : Kandinsky et ses contemporains » est présentée du 11 février au 25 mai au musée Thyssen-Bornemisza du mardi au dimanche de 10 h à 19 h et à la Fundación Caja Madrid tous les jours de 9 h à 20 h, à Madrid. Musée Thyssen-Bornemisza, Paseo del Prado 8, tél. 91 36 90 151, www.museothyssen.org ; Fundación Caja Madrid, Plaza San Martin 1, tél. 902 24 68 10, www.fundacioncajamadrid.es

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°547 du 1 mai 2003, avec le titre suivant : Kandinsky et la musique

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