Alexandre Ponomarev, l’homme-poisson

Par Guillaume Morel · L'ŒIL

Le 1 mai 2003 - 1233 mots

Ancien marin, Alexandre Ponomarev a gardé en lui l’amour de la mer et le goût des voyages. Il développe aujourd’hui des projets fous, à la croisée de l’art et de la technologie. À Saché, l’atelier Calder accueille pour six mois en résidence cet artiste russe qui dit « faire de l’art pour les poissons ».

À quarante-six ans, Alexandre Ponomarev a déjà vécu deux vies. Celle d’officier de marine et d’ingénieur naval d’abord, jusqu’à ce que de graves problèmes de santé le contraignent, au début des années 1990, à changer de cap. Commence alors celle de l’artiste, pour continuer à parcourir le monde, entre voyages réels et voyages immobiles, dans une démarche intimement liée à l’eau. Né de la mer, il entretient avec elle un rapport de fascination, comme avec les gens qui en vivent. L’art représente pour lui un acte vital, une expérience de vie, il n’est pas devenu artiste du jour au lendemain, il l’était déjà, intérieurement, lorsqu’il exerçait son métier de marin. « Je fais de l’art pour les poissons et les oiseaux », se plaît-il à dire. Né à Dniepropetrovsk, il vit et travaille à Moscou. Les Topographies abstraites, cartes et dessins de pays imaginaires qu’il produit à ses débuts définissent déjà son monde à part. L’année 1995 marque un tournant décisif, avec son premier grand projet, Ressusciter les navires. Il se fait déposer en pleine mer Baltique sur un cimetière de bateaux. Il peint les parties émergées, les ponts, et rend hommage à ces navires échoués en leur offrant une seconde vie. Ils ne sont plus utiles en tant que tels, mais gardent l’âme des marins qui les ont habités. Une œuvre symbolique par cette idée de renaissance, qui a fait l’objet d’une exposition à la galerie Trétiakov de Moscou. Depuis, l’œuvre de Ponomarev peut se diviser en deux grands ensembles : en premier lieu les installations technologiques et ce qu’il appelle les « submobiles » – objets non fonctionnels vivant dans l’eau –, avec des réalisations comme Le Souffle de l’océan (présenté à l’Exposition universelle de Lisbonne en 1998) ou plus récemment à la Villette, à Paris, Mémoires de l’eau (2002). D’autre part, des actions en pleine mer, réalisées grâce au soutien de la flotte russe, dont l’exemple le plus probant est La Trace septentrionale de Léonard en 1996. Il peint un sous-marin en activité et monte à son bord pour un périple dans l’océan Arctique. L’engin est dépouillé de son objectif premier, son camouflage, pour être vu et exister par ses propres qualités esthétiques. C’est la première apparition du sous-marin dans l’œuvre de l’artiste et le point de départ du projet qu’il développe actuellement en résidence, Recycler la meute. Suivra l’action Maya, l’île perdue (2000), au cours de laquelle l’artiste fait disparaître une île de la mer de Barents par un système d’enfumage. Des photographies et une vidéo, présentées récemment à Quimper, au Quartier (L’Œil n° 536), gardent la trace de cet événement.
En référence à la Seconde Guerre mondiale et aux « meutes de loups gris » qui sortaient de la base sous-marine allemande de Lorient pour détruire les bâtiments civils et militaires croisant dans
l’Atlantique, Ponomarev a choisi de baptiser son nouveau projet Recycler la meute. Esquissée en 1996 avec La Trace septentrionale de Léonard, l’idée se précise en 2002 lorsque l’artiste visite incognito l’ancienne base de Lorient. C’est le déclic. Le concept qu’il définit dès lors, transformer des machines meurtrières en objets artistiques, s’articule autour d’une installation principale, la maquette d’un sous-marin d’une dizaine de mètres. Véritable caméléon des mers, ce « submobile » géant a la capacité de changer de couleur tout seul, d’apparaître ou de disparaître, pouvant fonctionner dans l’eau ou en dehors. L’installation comprend trois éléments, le sous-marin, la machinerie et un dispositif vidéo montrant ce qui se passe dans un poste de pilotage au moment d’un tir, de l’observation au périscope jusqu’au compte à rebours. Mais là, surprise, au moment du tir, au lieu d’exploser, la cible change de couleur. Recycler la meute prendra sa vraie dimension autour des bases sous-marines de l’Atlantique, à Brest, Lorient, Saint-Nazaire et Bordeaux. Techniquement, le projet s’avère extrêmement pointu, et encore secret.
Le sous-marin changera de couleur suivant le lieu où il apparaîtra et le but qu’il devra atteindre. Comment ? Mystère... L’artiste répond simplement dans un sourire que « c’est compliqué ». Mais lorsque l’on a déjà effacé une île en pleine mer de Barents, piloté un sous-marin dans l’Arctique et ressuscité des navires échoués, rien ne paraît impossible... L’œuvre va se développer jusqu’en 2004, d’autres manifestations auront lieu en différents endroits d’Europe. La première installation sera visible à l’atelier Calder fin mai, puis une pièce sera installée dans la Loire à l’occasion du festival « Au nom de la Loire », tandis que d’autres accompagneront les Ateliers artistiques flottants en Méditerranée et en mer Noire. Ponomarev veut créer une « flotte de défense des intérêts de la communauté artistique internationale », des sous-marins peints de toutes tailles qui surgiront occasionnellement aux abords de « lieux stratégiques » tels que les musées et les centres d’art contemporain, les foires et les biennales. Soutenu par la Marine nationale, le projet s’enrichira au fil des expériences, laissant aussi le hasard des rencontres et des réactions participer à l’évolution de l’œuvre.
Depuis 1988, l’atelier Calder accueille en résidence des artistes travaillant le volume et l’espace. Ponomarev est ici dans son élément. Des dessins, des plans gigantesques jonchent les tables de l’atelier, laissant deviner l’ampleur de l’œuvre en train de prendre forme. Bon vivant, détendu et chaleureux, l’homme avoue lui-même avoir « un cerveau malade ». Sans se prendre au sérieux, gardant toujours en tête l’aspect ludique de tout ce qu’il entreprend, il revendique une folie totale. L’ivresse des profondeurs, sûrement, la folie des grandeurs certes, mais jamais dans l’optique de battre des records. Parfaitement à l’aise à l’atelier Calder, dans un cadre magnifique dominant champs de vignes et maisons isolées, Ponomarev a déjà truffé les lieux de petits sous-marins, suspendus au plafond de la maison, en photos sur les murs ou en modèles réduits dans le sous-sol de l’atelier qu’il a inondé pour l’occasion... Le travail de Ponomarev dépasse toutes les frontières – artistique, géographique, technologique –, c’est un art à la conquête du monde, de l’immensité de l’océan, mais qui reste, en même temps, profondément humain. Avec une grande simplicité malgré l’ampleur de ses interventions, Ponomarev parvient à retrouver la relation qu’il entretenait avec les gens de la mer lorsqu’il travaillait dans la marine, en s’associant à des ingénieurs, des équipes techniques et de production (l’agence Sismographes) qu’il connaît depuis plusieurs années et qui le suivent régulièrement dans ses aventures. Il est également épaulé par l’Association pour l’animation de l’atelier Calder qui apporte un soutien logistique et opérationnel. Financièrement, les rêves de Ponomarev coûtent cher. Mais là encore, rien ne l’effraie. À Dominique Abensour – directrice du Quartier à  Quimper – qui l’interrogeait sur le sujet à propos de Maya, l’île perdue, l’artiste répondait qu’effectivement cela lui avait coûté cher : « J’ai acheté sept bouteilles de vodka, du saucisson, du saumon, des cornichons marinés et autres zakouskis. Après l’action, on a dressé une table et on a bu un coup. » Un humour et un plaisir de vivre à la (dé)mesure de ses rêves d’artiste.

SACHÉ, atelier Calder, tél. 02 47 45 29 29, journées portes ouvertes les 31 mai et 1er juin.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°547 du 1 mai 2003, avec le titre suivant : Alexandre Ponomarev, l’homme-poisson

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