Guy Cogeval : La passion et l’action

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 1 mai 2003 - 1648 mots

À la tête du musée des Beaux-Arts de Montréal depuis 1998, Guy Cogeval y développe notamment une programmation qui sanctionne sa passion pour cette période clé de l’histoire de l’art qu’est le passage du XIXe siècle au XXe siècle. L’exposition « Édouard Vuillard, maître du postimpressionnisme », qu’il présente à partir du 15 mai et qui sera à l’automne au Grand Palais à Paris, est le résultat de très nombreuses années d’études et de recherche. Rencontre, actualité et projets.

De Vuillard, figure de proue des nabis, on connaît ses tableaux où figures et décors s’entrelacent dans une sorte de brouillage visuel au bénéfice de l’autonomie de la peinture. Quel aspect de son œuvre, voire quelle image de lui, cherche à nous en donner l’exposition que vous lui consacrez ? 
L’exposition qui s’annonce chez nous permettra de faire le point sur Vuillard, qui n’est généralement connu qu’à travers un petit nombre de tableaux, et considéré par la plupart des critiques d’une manière assez étroite. Ayant été parallèlement sollicité par Antoine Salomon pour rédiger le catalogue raisonné de l’artiste, j’ai fait au fil du temps toutes sortes de découvertes passionnantes sur l’individu qui éclairent son travail. Contrairement à ce qu’on en a dit, Vuillard était un intellectuel, un peintre « dans le monde », qui sortait le soir dans les cafés-concerts, qui était amateur d’opéra, passionné de théâtre, et qui allait voir tous les spectacles. Il n’a pas manqué une seule représentation des Ballets russes vers 1911-1913 et, de l’âge de vingt ans jusqu’à soixante-dix ans, a suivi tout ce qui concernait le théâtre d’avant-garde, comme le répertoire du boulevard. C’était un personnage plein de vie et de couleurs, de fureurs et de retenues, et qui observait avec une grande attention tout ce qui se passait sur la scène picturale française et même internationale.

Dans une communication que vous avez faite à Montréal dès votre arrivée, vous l’avez qualifié de « manipulateur ». Qu’entendez-vous par là ?
Il faudrait entrer dans le détail de toutes les recherches que j’ai pu faire. Un des axes dominants de l’exposition, comme du catalogue raisonné d’ailleurs, c’est que, si la plupart des tableaux de Vuillard peuvent se lire comme des abstractions, tantôt lyriques, tantôt scéniques, il y a en fait une iconographie sous-jacente qui est circonstanciée, fondée sur son expérience familiale. Dans sa jeunesse, par exemple, il vit avec sa mère et sa sœur et on les voit souvent en train de coudre dans ses tableaux. Une certaine tension y est exprimée alors que, dans la réalité, cela n’était pas aussi tendu, mais Vuillard se plaît à exacerber la situation d’une manière presque expressionniste et conçoit des tableaux où l’atmosphère est lourde, voire pesante. J’attribue cela à sa passion pour le théâtre d’autant que, dans le même temps, Vuillard passait ses nuits à brosser des décors de théâtre et à réfléchir aux éclairages et aux costumes avec Aurélien Lugné-Poe, le grand réformateur de la scène française dans les années 1890, l’introducteur du théâtre symboliste, de Maeterlinck, d’Ibsen et de Strindberg. La connaissance qu’avait Vuillard de ce monde de la scène a opéré comme un révélateur dans sa jeunesse. Cela a complètement orienté sa culture, et justifié la superposition de ce prisme très sophistiqué du théâtre à sa vie de famille. La moindre rencontre entre deux femmes – sa mère et sa sœur en général – prend chez lui la forme d’un drame d’Ibsen. 

Vous le regardez beaucoup à travers ce prisme théâtral.
Oui et je crois que je ne me trompe pas. Il arrive à Vuillard d’effacer des personnages pour transformer la scène et la rendre plus « dramatique ». J’explique par ailleurs dans le catalogue comment il a poussé sa sœur à épouser son grand ami Ker-Xavier Roussel, sachant pertinemment que celui-ci était un coureur de jupons et qu’il ne serait jamais vraiment fidèle à sa femme. Cela a créé des drames familiaux difficiles que le peintre s’est complu à peindre avec toute leur pesanteur d’atmosphère.

C’est un tout autre visage de Vuillard au bout du compte que vous nous proposez.
Ce que l’on aime ordinairement chez Vuillard, c’est l’intimisme rassurant, l’idée d’une douce France qui a un petit peu disparu, comme on parlerait avec désinvolture des premiers films de Truffaut. En réalité, c’est beaucoup plus que ça. Vuillard est un intellectuel profondément marqué par son activité à la Revue blanche, la revue littéraire et artistique du moment qui bouscule les idées, les modes, les croyances, et il installe au sein de sa vie les tropismes intellectuels du renouveau de l’époque. Seuls André Chastel et John Russell l’avaient perçu de cette manière-là.

Pourquoi donc le présenter sous le label de « maître du postimpressionnisme » ?
Ce n’est qu’un titre « en ville ». Une exposition, il faut la vendre. Aujourd’hui, il n’y a rien de plus difficile que de faire venir le public dans les musées, et on traverse une période d’inculture artistique et historique telle qu’on est obligé de présenter les choses très simplement. Ce qui n’empêche pas le catalogue de rentrer dans la complexité. De plus, dans le cas présent, c’est une exposition à vendre sur le continent américain, et Vuillard est presque inconnu ici ! Il convient de familiariser le public à travers ce qu’il connaît déjà. Ceci dit, Vuillard est effectivement postimpressionniste, c’est-à-dire qu’il appartient à cette période où Gauguin et Seurat triomphent et il se faufile entre les deux, les observe et les respecte, mais dans le même temps, les évite d’autant et en développant sa propre spécificité. Ce qui est fascinant, c’est qu’il se renouvelle en corolle, de décennie en décennie.

Au-delà de l’exposition Vuillard quels sont les autres projets qui vous occupent ?
Pour l’automne, nous préparons une grande exposition qui s’intitulera « Les Années Soixante : le
village global ». C’est une vaste manifestation qui rassemblera environ quatre cents œuvres représentatives des années 1960, de Rauschenberg à Yves Klein, de l’Arte Povera au Pop Art, avec une réflexion sur l’émergence de la culture des médias, le tout sur fond politique : affrontement est-ouest, assassinat de Kennedy, guerre du Viêtnam, en privilégiant la prisme interprétatif de Marshall McLuhan. Ce sera donc une exposition transdisciplinaire.

Qu’est-ce qui justifie une telle exposition ?
On n’a pas à se justifier dans un musée encyclopédique comme le nôtre. Nous sommes le seul musée au Québec à avoir une collection qui va de l’Antiquité jusqu’à l’art contemporain et c’est un vrai bonheur que de pouvoir y aborder un très grand nombre de sujets différents. Je travaille avec une équipe de conservateurs dynamiques qui ont chacun leur spécialité. En l’occurrence, j’ai demandé à Stéphane Aquin, chargé de l’art contemporain, de travailler sur ce sujet-là, plus précisément sur le concept du « village global » dans les années 1960. C’est une exposition qui sera très serrée du point de vue des motifs, et qui sera centrée sur des interviews de personnalités aussi diverses que l’un des cosmonautes qui a marché sur la lune, Agnès Varda, Arthur Danto, Daniel Cohn-Bendit et différents artistes.

Cela fait partie de cette qualité de programmation  spécifique au musée qui s’ouvre sur une culture plus élargie, pas seulement artistique ?
C’est en effet une particularité du musée des Beaux-Arts de Montréal qui avait été initiée par mon prédécesseur, Pierre Théberge, et que j’ai poursuivie à ma manière. Si, avec Vuillard, je propose au fond un travail relativement académique, je suis aussi intéressé par « l’impur », le frôlement entre art, théâtre, politique, cinéma, design… Après avoir monté l’exposition « Hitchcock » avec Dominique Païni et « Richelieu, l’art et le pouvoir » (conçue par Hilliard Goldfarb), nous espérions pouvoir travailler sur Cocteau, malheureusement cela n’est pas possible pour l’instant compte tenu du marasme économique que nous traversons.

Que préparez-vous pour l’année prochaine ?
Dès que j’ai été en poste à Montréal, j’ai fait aussitôt part de mon intention de monter une exposition monographique consacrée à Fernand Khnopff, figure majeure du symbolisme belge, et dont un grand nombre d’œuvres avait été présenté en 1995 lors de l’exposition sur les « Paradis perdus » organisée par Pierre Théberge et Jean Clair à laquelle j’avais collaboré. Ma collègue de Bruxelles, Éliane de Wilde, a accepté de programmer « Khnopff » aux Musées royaux des beaux-arts en tant que grande exposition de l’année, comme elle l’avait fait pour Ensor ou Magritte, et nous l’aurons ensuite à Montréal. Je m’en réjouis car le symbolisme est ma période de prédilection et ce sera ainsi l’occasion de faire le point sur l’œuvre de cet artiste secret.

Quels sont les autres travaux d’étude et de recherche personnels auxquels vous voudriez vous atteler ?
Le travail effectué autour de Vuillard m’a proprement épuisé, physiquement, et il me faut surtout pour l’instant recharger mes batteries. Ceci dit, j’ai très envie de travailler un jour – pourquoi pas ? – sur un personnage comme sur Ingres...

Qu’est-ce qui vous motive ?
Je crois qu’il ne faut pas être sorcier pour mesurer à travers tout ce que j’ai déjà fait le goût irrépressible que j’ai pour la norme classique. Notre exposition du moment, « L’Invitation au voyage » (dont le commissaire est Nathalie Bondil) met en relief les tendances classicisantes et arcadiennes chez Gauguin, Matisse, Bonnard, dans les collections de l’Ermitage. J’aime paradoxalement le mélange de la perfection formelle et de la norme pervertie qui mène à cette séduction ambivalente du classicisme. Il y a chez Ingres une sorte de maniérisme dans le classicisme que j’apprécie particulièrement et qui me semble procéder exactement de cette dualité.

Peut-on dire qu’il s’agit là en quelque sorte du fil rouge de vos préoccupations esthétiques ?
Oui, avec pour intention, dans le sillage de Jean Clair, une certaine réécriture de la modernité au XXe siècle. C’est certain qu’aujourd’hui on ne peut plus voir le XXe siècle comme la simple succession de Cézanne, du cubisme et de Picasso. Cela n’a pas été aussi simple  !

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°547 du 1 mai 2003, avec le titre suivant : Guy Cogeval : La passion et l’action

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