États-Unis - Art ancien

Jean-Antoine Houdon (1741-1828)

Houdon & l’Amérique

Par Manuel Jover · L'ŒIL

Le 1 juillet 2003 - 1613 mots

WASHINGTON / ÉTATS-UNIS

La capitale des États-Unis célèbre Jean-Antoine Houdon (1741-1828), l’un des plus grands sculpteurs français du XVIIIe siècle. Rien de très étonnant à cela : dès son installation en 1796, sa statue du Général Washington est devenue le symbole de la démocratie américaine et de ses liens avec la France des Lumières.

Le 22 juin 1784, le Parlement de Virginie décide d’ériger une statue du général George Washington, vainqueur de la guerre d’Indépendance et futur premier président des États-Unis. À Paris, le secrétaire d’État Thomas Jefferson, proche des milieux révolutionnaires français, reçoit les consignes du gouverneur de Virginie : « L’intention de l’Assemblée est que la statue soit l’ouvrage de la main du plus grand maître. C’est pourquoi je dois vous laisser le soin de découvrir le meilleur sculpteur dans l’un des états d’Europe. » Ce à quoi Jefferson répond : « Il n’y a pas de discussion possible quant au choix du sculpteur, la réputation de M. Houdon étant sans rivale en Europe... » Si le choix de Houdon semble ainsi s’imposer, c’est que l’artiste jouit effectivement d’un succès européen ; il mène une carrière cosmopolite, par goût peut-être, par nécessité sûrement. Car la France ne lui offre pas suffisamment de débouchés. Houdon débute à un mauvais moment. Après ses premiers succès, son agrément à l’Académie en 1769, il se trouve devant une situation défavorable. Le roi a déjà un sculpteur officiel, qui est Jean-Baptiste Lemoyne. Sous Louis XVI, c’est Pajou, protégé par la Du Barry, qui deviendra premier sculpteur. Houdon rencontrera constamment l’indifférence de la Direction des bâtiments du roi.

En vingt ans, il n’aura que trois commandes royales. C’est pour cette raison qu’il privilégie, dès 1771, une activité de portraitiste, de « bustier », principalement tournée vers une clientèle de riches marchands et financiers, français, mais aussi belges, hollandais, suisses, et plus encore allemands et russes. Ses principaux mécènes sont étrangers. Ce sont le duc de Saxe-Gotha et Catherine II de Russie qui lui commande une réplique en marbre du Voltaire assis, et acquiert la merveilleuse Diane chasseresse.

Ce succès européen, et bientôt « international », Houdon le doit à son talent de portraitiste, servi par d’exceptionnelles qualités de praticien. C’est face au modèle vivant, lorsqu’il s’agit de traduire la réalité physique et psychique d’un individu, en donnant l’illusion de la vie, qu’il est sans rival. Sa conception artistique repose sur l’exigence d’une ressemblance parfaite, d’une conformité absolue au modèle, jusque dans ses structures internes. « Il sait construire un crâne ; sous l’épiderme il fait sentir les dessous du corps humain : l’ossature du squelette, les leviers musculaires qui actionnent les membres. Tout est mis en place avec une science et une conscience qui ne tolèrent pas les à-peu-près. Pour obtenir le maximum de ressemblance physique, il use de procédés rigoureusement scientifiques. Il ne se fie pas à son œil, à sa mémoire visuelle. Il palpe le crâne de ses modèles, comme ferait un phrénologiste ; il prend au compas les mesures des angles de la face, de l’écartement des épaules. Enfin il recourt systématiquement à un procédé [...] qui était tombé en désuétude depuis le Renaissance : le moulage sur nature, pratiqué tantôt sur le vif, tantôt sur le mort », écrit Louis Réau, son meilleur exégète. Ce souci scrupuleux de la vérité physique, qui le pousse à reproduire jusqu’aux marques de petite vérole sur le visage de Gluck et celui de Mirabeau (au grand dam des critiques scandalisés), ce souci ne relève pas de l’imitation servile. Il vise à traduire le caractère individuel, moral, inscrit dans le mouvement de chaque muscle, comme dans la teneur du regard.
Toujours remarquable, le modelé des yeux restitue la transparence des prunelles, et jusqu’au petit éclat de lumière qui rend le regard vivant.

Le sculpteur avait noué des relations avec les Américains dès 1778, grâce en particulier à la loge maçonnique des Neuf Sœurs, qu’il fréquente en même temps que le diplomate quaker (et inventeur du paratonnerre) Benjamin Franklin. Avec des personnalités telles que Voltaire, Chamfort, Condorcet, Vernet, Greuze, Piccini ou le comte Stroganov, cette loge est sans doute un des creusets de ce cosmopolitisme intellectuel et artistique dont Houdon est un parfait représentant. Outre le buste de Franklin (1778), Houdon avait fait celui du corsaire John-Paul Jones (1780), commandé par la loge, et celui de La Fayette (1781) pour le compte de l’État de Virginie. Nul doute que ces antécédents facilitèrent l’obtention de la nouvelle commande, attribuée à Houdon malgré les intrigues de son rival Caffieri.

Dans un premier temps, il est question que l’œuvre soit réalisée à Paris même, d’après un portrait peint et une empreinte du visage du général. Mais le sculpteur insiste pour faire le voyage afin de travailler d’après le modèle vivant. Il sait que là est son génie, dans le rapport direct au modèle, et il ne veut pas prendre le risque de faire une œuvre médiocre. La commande est prestigieuse. Washington, symbole de la toute jeune république américaine, est une figure majeure de la période prérévolutionnaire.

Après avoir obtenu l’autorisation du comte d’Angiviller, directeur des Bâtiments du roi, Houdon s’embarque le 20 juillet 1785 au Havre, accompagné de deux praticiens. Le 14 septembre, ils sont à Philadelphie, et deux semaines après arrivent à Mount Vernon, la résidence du général. Celui-ci les accueille avec affabilité, et se plie de bonne grâce aux souhaits du sculpteur : on prend ses mesures, on moule ses mains et ses épaules. En une quinzaine de jours, le buste en plâtre est terminé. Houdon l’emporte à New York, pour le soumettre à l’agrément du Congrès, puis rentre à Paris pour l’exécution de la statue. Mais reste à décider du sens même de l’œuvre, et de la question du costume. Une fois écartées la solution du nu héroïque (adoptée par Pigalle dans son Voltaire nu) inenvisageable en pays protestant, et celle de la tenue d’empereur romain, conforme aux vœux des autorités américaines mais non aux goûts du général qui avait humblement fait connaître sa préférence pour le « naturel », l’artiste propose deux maquettes. L’idée de Houdon est emblématique de l’esprit pacifiste des Lumières, que Falconet avait déjà illustré en représentant Pierre le Grand en législateur, et non en conquérant. Il décide de célébrer l’aspect citoyen du général qui, après ses succès militaires, avait décidé de se retirer sur ses terres (sans se douter qu’il serait appelé à occuper les plus hautes fonctions de l’État). La première maquette le montre en gentleman-farmer, en sandales et gilet à moitié déboutonné, une main sur un bâton et l’autre sur un faisceau de licteur orné d’un bonnet phrygien, avec une charrue à ses pieds. Elle fut jugée trop rustique et refusée. Dans la deuxième et dernière version, le général porte un habit militaire moderne. Mais son attitude reste peu martiale ; il a retiré l’épée de sa ceinture, pour la suspendre au faisceau à treize faces (symbole des treize états indépendants). Tenace, Houdon a maintenu le soc de charrue, en le relégant cependant derrière le personnage. Cette image d’un militaire revenant à la vie civile se réfère à une figure héroïque de l’Antiquité, une figure de soldat-laboureur : Cincinnatus, romain du Ve siècle qui, après avoir sauvé la République, refuse le pouvoir pour retourner à ses sillons. La référence antique sert à magnifier l’attitude du héros moderne, présenté comme le protecteur de l’agriculture et le partisan de la paix. L’œuvre est signée : « Fait par Houdon, citoyen français. » « Dans l’esprit de Houdon, écrit Réau, sa statue de Washington était l’hommage d’un citoyen français au plus glorieux des citoyens américains. »

La statue, livrée en 1796 seulement, est placée sous la coupole du Capitole de Richmond. On admire la ressemblance (« un fac-similé de la personne de Washington », dira La Fayette), mais aussi la simplicité, le naturel de l’attitude, si conforme à la personnalité du modèle, et surtout la noblesse du visage, point focal et principal « effet » de la composition. Seul l’artiste est insatisfait. Non de son œuvre, mais des suites de sa « carrière américaine ». Certes, il fait encore les bustes de Jefferson, du poète Joël Barlow, de l’ingénieur Robert Fulton. Mais son grand espoir est déçu. Car, lors de la commande de la statue, on lui avait fait espérer qu’il serait choisi pour l’exécution d’un projet ultérieur beaucoup plus ambitieux, un monument équestre du général. C’est pour cette raison qu’il avait accepté un contrat peu avantageux, qu’il avait traversé l’Atlantique, qu’il s’était rendu à New York et avait rencontré les membres du Congrès. Une statue équestre lui aurait permis de rivaliser avec ses grands devanciers, Girardon, Coysevox, Bouchardon, Falconet. Elle aurait été la consécration de sa carrière. Mais les années passent et le goût change. Non seulement la Virginie ne donne pas suite au projet, mais lorsque l’État de Caroline décide d’ériger une statue équestre du général, c’est à Canova qu’elle s’adresse. Ce sera un général en cuirasse d’empereur romain et aux traits idéalisés sans rapport avec le modèle. L’esthétique officielle de l’ère napoléonienne ne laisse aucune chance à Houdon, dont la carrière décline irrémédiablement. C’est pourtant à l’auteur du Washington que l’on doit l’un des plus admirables portraits de Napoléon qui ait été sculpté.

Houdon en quelques dates

1741 : Naissance dans une famille modeste. Père jardinier.

1761 : Premier prix de sculpture. Étudie à l’École royale des élèves protégés, sous la direction de Michel-Ange Slodtz.

1764-1768 : Académie de France à Rome. L’Écorché.

1769 : Agréé à l’Académie royale.

1777 : Admis à l’Académie royale. Diane chasseresse.

1778 : Voltaire assis.

1785 : Voyage en Amérique.

1803 : Reçu à la nouvelle Académie des beaux-arts (Institut).

1814 : Fin d’activité.

1828 : Mort de Houdon.

A voir

L’exposition réunit une soixantaine d’œuvres, terres cuites, marbres, bronzes et plâtres originaux, couvrant toute la carrière de l’artiste. Elle présente de célébrissimes chefs-d’œuvre, comme l’Écorché, la Diane chasseresse ou L’Hiver (aussi appelé La Frileuse) et de nombreux bustes. Cette rétrospective est organisée par le musée de Washington, le Paul Getty Museum de Los Angeles (où elle se tiendra du 4 novembre au 25 janvier 2004), la Réunion des musées nationaux et l’établissement public du domaine de Versailles. Elle sera présentée au Musée national du château de Versailles au printemps prochain.

« Jean-Antoine Houdon, sculptor of the Enlightenment », du 4 mai au 7 septembre, du mardi au samedi de 10 h à 17 h, le dimanche de 11 h à 18 h. National Gallery of Art, Washington, National Mall, between Third and Ninth Streets at Constitution Avenue, tél. 202 737 4215

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°549 du 1 juillet 2003, avec le titre suivant : Houdon & l’Amérique

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