Différences, points communs, Léonard

L'ŒIL

Le 1 juillet 2003 - 923 mots

Je ne suis pas spécialiste de Léonard. Pietro C. Marani, qui dirigea pendant dix-sept ans la restauration de La Cène, résume fort clairement, dans la partie cataloguée de son ouvrage, l’avancement des recherches sur l’authenticité des attributions. Si l’on exclut des quarante et une entrées de son catalogue les « collaborations », les « ateliers de » et les œuvres dont on ne soupçonne l’existence que par des descriptions, des gravures ou des copies, on ne connaît de Léonard que seize tableaux entièrement autographes. Parmi ces derniers, quatre tableaux ne font pas l’unanimité des spécialistes. Les douze qui restent sont les meilleurs tableaux du peintre – ce qui n’est pas un hasard. Il s’agit de :
a. Annonciation, 1472-1475 (Offices de Florence)
b. Saint Jérome, 1480 (Pinacothèque vaticane, Rome)
c. Adoration des Mages, 1481 (Offices de Florence)
d. Vierge aux rochers, 1483-1486 (Louvre)
e. Dame à l’hermine, 1488-1490 (Cracovie)
f. La Belle Ferronnière, 1490-1495 (Louvre)
g. La Cène, 1494-97 (Milan) et quatre demi-lunettes
h. Portrait d’Isabelle d’Este, 1500 (sur papier, Louvre)
i. La Vierge, l’Enfant Jésus et sainte Anne, 1501-1505 (dessin sur carton, National Gallery, Londres)
j. Mona Lisa, 1503-1515 (Louvre)
k. Saint Jean Baptiste, 1508-1513 (Louvre)
l. La Vierge, l’Enfant Jésus et sainte Anne, 1510-1513 (peinture, Louvre)
C’est donc avec douze œuvres, dont deux grands dessins et deux peintures inachevées (b, c) que Léonard établit son incontestable prédominance. Faut-il que leur unité soit forte pour faire œuvre ! Faut-il que leur diversité soit grande pour qu’elle mérite l’envergure qu’on lui prête ! Pourtant, ni leur unité, ni leur originalité, ni leur diversité ne sont évidentes. Tout d’abord, les sujets n’ont rien de très particulier : sur la quarantaine d’œuvres mentionnées par Marani, la moitié sont des scènes chrétiennes, les autres sont des portraits de commande et des sujets mythologiques. Pas de sujets obscènes ou « abstraits », aucune des représentations anatomiques ou « scientifiques » qu’on trouve dans ses carnets. Parmi les douze œuvres retenues, on peut bien sûr repérer quelques éléments récurrents : glaciers déserts (d, j, l) et drapés transparents (d, j, l), index pointés d’une mystérieuse autorité (c, d, g, h, i, k) et demi-sourires féminins (c, d, e, i, j, l), bébés ruisselant d’or (c, e, i, l) et animaux sortis du bois (b, c, e, l), femmes éthérées (d, h, i, j, l) et hommes grotesques (b, c), chevelure bouclée (a, d, k) et végétation entrelacée (d, g, l), contrejour (a, b, g) et fonds noirs (e, f, l) et bien sûr le sfumato (d, g, h, i, j, k, l). On compte également quatre animaux qui font partie du voyage : le lion de Saint Jérôme, les chevaux des Mages, l’hermine de la Dame et l’agneau de Sainte Anne. Mais tous ces éléments ne suffisent pas à fonder une unité esthétique, au sens où la peinture de Fra Angelico, Mantegna, Verrocchio ou Botticelli – pour ne citer que les aînés de Léonard – ont défini un style reconnaissable qui se retrouve dans toutes les choses dépeintes dans leurs tableaux, et qui leur permet de varier leur production en puisant leurs couleurs et leurs ornements dans la même palette de sentiments. D’un Botticelli à l’autre, la qualité de l’œuvre peut varier mais l’humeur est la même.
Or, presque aucun de ces douze chefs-d’œuvre ne ressemble à un autre – mis à part les deux portraits réalistes (Dame à l’hermine et La Belle Ferronnière), et les deux Sainte Anne (le carton et la peinture). De cette poignée d’œuvres – à la fois achevées, autographes et sans collaboration – , on ne pourrait même pas dire qu’elles ont été peintes par le même artiste, tellement leur composition, leurs couleurs, leurs propos, leur style et leur registre diffèrent. Quoi de plus éloigné de l’énigmatique Joconde que le lubrique Saint Jean sortant de l’ombre noire ? Quoi de plus éloigné de La Cène, si sobre, aérée et parfumée, que le carton de Sainte Anne, à l’espace compact, à l’ambiance spectrale ? Quoi de plus éloigné du Saint Jérôme grimaçant de douleur que la radieuse Dame à l’hermine chatoyante de couleurs ? Léonard est aussi différent de Léonard que Giorgione l’est du Caravage, de Rubens ou de Vermeer. On peut d’ailleurs goûter chez Léonard du génie de tous ces peintres – avec, parfois, plus d’un siècle d’avance. Son sfumato qui confond les contours a été repris par Giorgione et Titien, ses mises en scène aux gestes flottant dans le noir devancent Le Caravage, ses portraits fouillés de jeunes femmes étincelantes précèdent Vermeer, et ses portraits d’émotions humaines, voire grotesques, annoncent Rubens et Le Brun. Première raison de son génie.
Quant aux traits si particuliers de certains détails récurrents, en voici une explication. Tout se passe comme si Léonard – qui aimait tant jouer les magiciens devant ses contemporains – était si sûr de sa capacité à créer autant de mondes que de tableaux, qu’il n’a pas eu peur de répéter ici ou là des détails aussi singuliers et saillants qu’un poing fermé à l’index pointé ou qu’un paysage de glaciers surnaturels – sur la signification desquels on n’a d’ailleurs pas fini de s’interroger. Deuxième raison de son génie.
Certains historiens affirment que Léonard n’a fait aucune véritable découverte dans toutes les autres activités – géographie, chimie, mécanique, météo, géométrie, biologie, anatomie, philosophie... – où il était pourtant si brillant. Dans ce cas, la fausse légende de son génie universel constitue pour moi une raison supplémentaire de son génie artistique.

Pietro C. Marani, Léonard de Vinci, Gallimard / Electa, 1996, 161 p., 42,69 euros.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°549 du 1 juillet 2003, avec le titre suivant : Différences, points communs, Léonard

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