Philippe Ramette, prothèses mentales

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 1 juillet 2003 - 923 mots

Se déclinant sur le schéma thèse/antithèse/synthèse, les objets-sculptures de Philippe Ramette sont à la fois étranges et évidents et donnent prétexte à toutes sortes d’expériences, de sentiments expressément humains.

Vu de dos, perché sur deux socles, chacun fait à l’identique de petits plateaux fixés aux deux extrémités d’une courte barre en bois, Philippe Ramette semble comme en suspens dans l’espace. D’autant plus que sa silhouette, qui se détache sur le ciel, domine un arrière-fond montagneux. Vêtu d’un costume sombre, la tête haute, bien campé sur ses deux jambes, la gauche légèrement en avant, il regarde au loin. Tout est romantique dans cette image et il est impossible de ne pas penser au tableau de Caspar David Friedrich intitulé Le Voyageur au-dessus de la mer de brume, peint en 1818 et conservé à la Kunsthalle de Hambourg. Ramette s’en est-il inspiré ? Peu importe – et si cela était, la référence serait bienvenue car les images fortes ont cela de commun qu’elles nous parlent de ce qui est universel.
Dans l’actualité d’une production d’images qui ne nous laisse pas une minute de répit, la démarche de Philippe Ramette nous propose de lever le pied et de prendre notre temps. Non seulement le temps mais aussi l’espace.
Objets « à manipuler le vide », « à se voir regarder », « à voir le chemin parcouru » ou à le « voir en détail », Miroir à ciel ; Nécessaire à déplacer les montagnes ; Point de vue individuel portable ; Fauteuil à coup de foudre, etc., l’art de Ramette procède le plus souvent d’une intention prothétique. Comme s’il n’était d’autre question que celle d’un rapport au corps, au sien propre comme à celui de l’autre, sinon au monde lui-même, ainsi que le supposent Point de vue universel inversé ; Fauteuil à voyager dans le temps ou bien encore ce Projet d’objet pour faire l’amour avec la terre entière. De l’individuel au collectif, la démarche de Ramette cultive là aussi les extrêmes.
Suivant une dialectique qui se déclinerait sur le schéma thèse/antithèse/prothèse, la plupart des objets-sculptures que Philippe Ramette invente sont tour à tour et tout à la fois étranges et évidents, improbables et certains, plausibles et irrationnels. Si le corps en est le sujet, il est surtout le prétexte à toutes sortes d’expériences qui en appellent à une mise en jeu, voire une mise à l’épreuve, lui permettant de mesurer son degré de réalité par rapport au monde auquel il appartient. Aussi les œuvres de Ramette nous offrent-elles l’occasion d’expérimenter tant la douleur que la lévitation, le loin que le proche, l’isolement que la convivialité, l’humilité que la dignité, l’amour que la mort, bref tout un panel de qualités ou de sentiments expressément humains. Le paradoxe est que, si le travail de Ramette relève d’une matérialité froide et construite qui semble à première vue exclure la figure de l’homme, celle-ci y est de fait en plein centre et rien n’existe en dehors d’elle. En ce sens, les sculptures de Ramette sont aux antipodes de l’idée de « machines célibataires » jadis si prisée par la modernité. Même lorsque, dans une déclinaison de son travail, l’artiste conçoit des pièces qui ne nécessitent pas un utilisateur – comme il en est aussi bien de Béquilles, de Suicide d’objet ou de
Cerveau réfléchissant –, celles-ci sous-tendent l’idée d’un corps qui les détermine. Il en est ainsi de ses Piercing (2002), d’imposants anneaux de métal de 90 cm de diamètre qu’il accroche aux branches des arbres, comme il l’a fait dans le parc du château de Rivau, en Indre-et-Loire, ou, pour l’été, en bordure du fleuve, sur une petite île entre La Ville-aux-Dames, Vouvray et Rochecorbon.
Outre le rapport d’échelle incongru que présente ce genre de pièce, la plupart des œuvres de
Philippe Ramette instruisent quelque chose d’excédé tant absolu que relatif. Ce qu’elles suggèrent d’une potentielle relation au corps s’apparente à des « machines-utopiques [qui] extraient virtuellement ce que [celui-ci] renferme de contradictions, de désir et de jouissance. Directement associées à l’expérience vécue, elles invitent à une méditation sur l’existence, à une introspection. »  Il y va dès lors d’une démarche mentale, d’une mise en jeu du je qui renvoie l’expérimentateur supposé à l’exercice d’un écart entre lui et le monde, dans la brutalité crue de sa solitude. Sorte de cabine triangulaire ouverte où on est invité à se loger, l’Espace à culpabilité (1993) dont Ramette a imaginé une déclinaison à quatre places se présente comme chambre de punition. En réalité, elle est bien plus un lieu de méditation et de repli sur soi, comme la plupart des pièces de Ramette qui ne sont finalement qu’une occasion pour l’homme de « retrouver sa trace, son fondement à partir de l’expérience de ses limites. » Lévitation rationnelle et Socle rationnel « hommage à la mafia », 2002, en sont d’autres puissantes et antinomiques illustrations. Dans la première, on le voit flotter dans les airs au bout d’une corde, dressée comme par magie à la verticale, sur fond du château d’Oiron ; dans l’autre, il est totalement immergé au fond de la mer, les pieds bloqués dans un cube de béton. Images instantanées et insensées qui disent l’extrême de sa quête dans une relation existentielle aux éléments et le questionnement de son œuvre sur la place de l’être dans le monde. Sinon de la sienne propre, dans la mesure où chacune de ses œuvres est d’abord et avant tout conçue comme un dispositif dont il est le héros.

LÉMÉRÉ (37), château du Rivau, tél. 02 47 95 77 47.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°549 du 1 juillet 2003, avec le titre suivant : Philippe Ramette, prothèses mentales

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