L’art vietnamien, ancestral et éclectique

L'ŒIL

Le 1 septembre 2003 - 2443 mots

Multimillénaire et pluriculturel, l’art vietnamien a intéressé, dès la fin du XIXe siècle, les collectionneurs. Aujourd’hui, c’est un marché florissant, en particulier pour la céramique et la peinture moderne.

Quatre influences aisément identifiables, même si elles sont superposées, ont nourri l’art vietnamien. D’abord, le fond « viet » proprement dit, qui s’illustre dans les bronzes de Dong Son (dès le Ve siècle avant J.-C.), la majorité des céramiques, la sculpture de temple et la peinture. Ensuite, la civilisation cham avec des sculptures en pierre (grès), de l’orfèvrerie joaillerie où l’or, l’argent et le bronze, mais aussi les pierres précieuses et le verre, ont chacun leur part. Du ve siècle au xve siècle, ces sculptures aux styles différents, profondément originaux, ornent des temples aujourd’hui très délabrés. Dans le Sud, s’exprime l’extraordinaire civilisation du Funan, prélude d’un art préangkorien puis angkorien (du ve siècle au xve siècle). Enfin, les minorités, ces peuples aux cultures et aux langues très variées, qui vivent essentiellement sur la cordillère annamite, témoignent d’un art textile magnifique.
L’art vietnamien aujourd’hui, s’il est de moins en moins méconnu, reste encore un marché en développement et relativement récent. Il faut remonter à la fin du XIXe siècle pour parler d’un réel marché, même si l’aspect monétaire apparaît alors bien secondaire.
À cette époque, c’est la notion de préservation d’une civilisation disparue qui l’emporte : ce sont les premières pierres cham, récupérées auprès de tours de briques effondrées et envoyées en France, comme l’étaient les échantillons de la faune et de la flore. Après la Première Guerre mondiale, l’aspect commercial semble s’installer. Le Français Albert Pouyanne et le Belge Clément Huet achètent tout ce que l’on peut trouver accidentellement ou volontairement dans la terre. Il est alors de bon ton de posséder des céramiques dites du « Thanh hoa », du nom de la région du Nord où on les découvrait majoritairement. Quelques bronzes, dits « hano-vietiques » – en référence à la dynastie chinoise des Han –, venaient alors compléter la panoplie du collectionneur. Notons qu’à l’époque les amateurs et les érudits avaient bien du mal à attribuer une origine purement vietnamienne à leurs trouvailles. Le mythe de la Grande Chine, mère de la civilisation asiatique, perdurera dans bien des publications jusqu’aux années 1980... Pouyanne et Huet alterneront activité marchande et dons aux musées.
Le premier sera un donateur non négligeable pour le musée Guimet (1931) mais vendra une partie de sa collection à l’hôtel Drouot en 1933. Le second, par une donation non dénuée d’intérêt, constituera
le fonds de la section vietnamienne du musée du Cinquantenaire à Bruxelles.
Il faudra attendre le 7 décembre 1984 et la vente de la collection Piccus à Londres pour qu’un ensemble significatif de céramiques, notamment bleu-blanc, soit proposé – avec succès  – aux collectionneurs internationaux.
À l’époque, ce sont essentiellement des collectionneurs japonais qui raflent les plus belles pièces.
Le 17 février 1995 a lieu à l’hôtel Drouot la première vente exclusivement consacrée à l’art vietnamien. S’y côtoient des céramiques, des pierres cham, des peintures, y compris de peintres français ayant voyagé au Vietnam. La même année, la vente de la collection du prince Bao Long, le fils du dernier empereur d’Annam, Bao Dai, vient confirmer un succès qui ne se dément pas depuis. En 1997, Christie’s crée à Singapour une section « Peinture vietnamienne » et un poste de consultant en art vietnamien et montre ainsi sa volonté d’institutionnaliser ce marché qui, très rapidement, s’élargit : la maison de vente Butterfield’s (San Francisco, Los Angeles) disperse à l’encan, en octobre 2000, une partie de l’extraordinaire cargaison du Hoian, ce bateau qui sombra au XVe siècle, non loin des côtes du centre Vietnam.
Deux fois par an, à Singapour et à Hong Kong, Christie’s et Sotheby’s incluent dans leurs ventes de peintures du Sud-Est asiatique des sections de plus en plus importantes de peintures vietnamiennes. Les pierres cham ou les céramiques restent isolées, les premières étant incluses dans des ventes d’art du Sud-Est asiatique, les secondes dans des ventes de céramiques chinoises.
Les textiles, quant à eux, apparaissent très épisodiquement dans des ventes, soit à l’hôtel Drouot, soit à Olympia (Sotheby’s, Londres) ou South Kensington (Christie’s, Londres).

Qui sont les acheteurs ?
Il semble bien que la principale évolution de ces dernières années soit l’internationalisation des acheteurs. De Pouyanne et Huet jusqu’à la collection Piccus, les quelques collectionneurs plus ou moins passionnés ne constituent pas un véritable marché.
On peut, par exemple, évoquer le collectionneur vietnamien, Bui Duc Minh (1920-1983) qui consacra son temps et son argent à la constitution d’une collection de tableaux, et ce, au-delà des vicissitudes politiques que tout amateur d’art endura en choisissant de rester au Nord Vietnam après 1954. Il sut faire de sa villa du 53 rue Quang Trung à Hanoi, dès le début des années 1950 et jusqu’à sa mort, un lieu d’échanges culturels où se côtoyaient les meilleurs peintres de l’époque. Au-delà d’exemples qui restent bien singuliers, ce sont surtout les familles mandarinales ou assimilées qui collectionnaient les bleus de Hué, ces porcelaines ainsi nommées car elles constituaient la vaisselle impériale du palais de Hué. Attributs sociaux, ces bleus de Hué ont été longtemps conservés dans les familles vietnamiennes. Ils sont recherchés aujourd’hui par des collectionneurs tant au Vietnam qu’aux États-Unis, soucieux de reconstituer un monde qu’ils voudraient pérenne.
Ce sont surtout les Anglais et les Japonais, puis les Australiens, qui se sont intéressés aux bleu et blanc, ces pièces essentiellement d’exportation, trouvées principalement aux Philippines et en Indonésie. Le musée Pusat de Jakarta réunit une collection impressionnante de ces pièces collectées par l’érudit hollandais, Orsoy de Flines, avant l’indépendance du pays. Anglais et Japonais s’intéressent également aux pierres cham, même si leur apparition en vente publique reste épisodique. Le seul ensemble important (Christie’s Amsterdam, 31 octobre 2000), est celui provenant de l’épave du bateau qui avait sombré en juin 1877 avec une partie de la collection du docteur Morice, médecin et érudit lyonnais ; celui-ci avait décidé de collecter ces vestiges cham pour étude. On peut également citer un bel exemplaire de taureau nandin cham, adjugé à New York 15 500 dollars, chez Christie’s le 19 septembre 2002.
La peinture constitue, actuellement, l’essentiel du marché de l’art vietnamien ; celle-ci est un art purement du xxe siècle puisqu’elle découle d’une rencontre heureuse entre l’enseignement français dispensé dès 1925, dans le cadre de l’école des beaux-arts d’Hanoi, et une génération douée et ambitieuse d’élèves vietnamiens. De sa création jusqu’à sa fermeture après le coup de force japonais du 9 mars 1945, l’école va engendrer une dizaine de grands maîtres, ce qui est énorme pour une période aussi limitée. Ces maîtres vont créer un style sur toile, sur soie ou en laque, et illustrer des thèmes subtils et originaux : Nguyen Phan Chanh (1892-1984), Nguyen Gia Tri (1908-1993), To Ngoc Van (1906-1954), mais aussi Le Pho (1907-2001), Mai Thu (1906-1980), Vu Cao Dam (1908-2000) et plus tard Bui Xuan Phai (1920-1988), Nguyen Sang (1922-1988), Nguyen Tu Nghiem (né en 1922) parmi d’autres, seront au carrefour de toutes les idéologies nationales ou internationales du siècle. Ces artistes, sous l’influence essentielle de Joseph Inguimberty, enseignant de 1925 à 1945, vont créer un art nouveau, particulièrement recherché par les collectionneurs aujourd’hui. Il n’est pas de vente qui ne voie leur cote s’affirmer. Le peintre vietnamien le plus coté est devenu récemment To Ngoc Van. Quel destin pour ce diplômé de la deuxième promotion de l’école des beaux-arts d’Hanoi, mort tragiquement sous un bombardement français ! Son œuvre, Les Désabusées, une subtile gouache et encre sur soie a été vendue le 18 mai 2003 chez Sotheby’s à Singapour pour la somme de 220 000 dollars Singapour (record mondial pour un artiste national vietnamien). L’heureux acquéreur est un Viet Kieu des États-Unis, qui dut quitter son pays après 1975. Inguimberty (1896-1971) n’est pas oublié par le marché : un collectionneur indonésien s’est porté acquéreur d’une très grande toile, Paysage et personnages du Tonkin, pour la somme de 836 500 dollars Hong Kong chez Christie’s Hong Kong le 27 octobre 2002. Mais le marché est aussi privé : deux très importantes œuvres – la très célèbre gouache et encre sur soie de Nguyen Phan Chanh, Jouer au O an quan (1931) et la non moins connue Jeune Fille aux Lys de To Ngoc Van, une huile sur toile de 1943, jusque-là propriétés du célèbre collectionneur marchand de Singapour, Ha Thuc Can (1927-2003), ont été cédées au propriétaire de la galerie vietnamienne Apricot. Le prix probablement très élevé est resté confidentiel... Il est vrai que le gouvernement vietnamien avait fermement souhaité le retour au pays de ces œuvres. La première avait été envoyée par Phan Chanh lui-même, sous les auspices de Victor Tardieu, directeur de l’école des beaux-arts d’Hanoi, à l’exposition coloniale de 1931 (Paris) où elle fut achetée par un collectionneur français, le docteur Massé et reproduite postérieurement dans L’Illustration. Ce n’est que dans les années 1950 qu’elle deviendra la propriété du célèbre Duc Minh déjà cité, avant de partir dans les années 1980 vers Singapour.
Une tendance toute récente montre un intérêt asiatique pour les peintres voyageurs français ayant visité le Vietnam et rapporté de précieux témoignages ethnographiques et topographiques, qui n’excluent pas des interprétations poétiques : Gaston Roullet (1847-1925), Géo Michel (1885- ?) mais aussi André Maire (1898-1984).

Un marché sain
Le marché de l’art vietnamien est sain, car non spéculatif.
Les acheteurs sont principalement des particuliers passionnés, désireux de se constituer des collections exhaustives.
Ce marché est large : aux nostalgiques français de l’Indochine, à la première génération des Viet Kieu, venus s’installer en France dès les années 1930 et renforcés après 1954 par des exilés du Nord, souvent catholiques, s’est ajouté, à partir des années 1980, un large public européen, américain et asiatique. Aujourd’hui, ce sont surtout les Viet Kieu des États-Unis, qui, disposant d’un fort pouvoir d’achat et d’une volonté affirmée de reconquête de leur art, constituent l’élément moteur du marché. Il faut y ajouter les Japonais, séduits par la spontanéité de la céramique vietnamienne et les Indonésiens de plus en plus friands de peinture vietnamienne. Ce marché ne peut qu’être expansif si l’on constate qu’aujourd’hui encore, aucun des 80 millions de nationaux vietnamiens, y compris les millionnaires en dollars qui sont loin d’être rares, n’est en mesure d’opérer directement sur le marché international. On peut imaginer l’extraordinaire impulsion qui sera donnée dans un avenir proche par
la suppression des barrières administratives ou bancaires qui limitent encore aujourd’hui drastiquement les déplacements des personnes et des capitaux vietnamiens.
Enfin, ce marché a fait ses preuves. Depuis près de dix ans, le prix des bleus de Hué a été multiplié par trois, celui des tableaux par huit, celui des pierres cham par quatre, celui des bronzes de Dong Son, plus confidentiel et très sélectif, par quatre également. Seuls les bleu et blanc, à cause de la vente massive opérée par Butterfield’s, ont vu intrinsèquement leur prix baisser de 25 à 30 %. Restent très recherchées les pièces exceptionnelles par leur forme ou leur décor, qui en outre n’ont pas séjourné dans l’eau salée et ont donc conservé une couverte intègre, ainsi que les pièces de temple très rares (vases, chandeliers, lampes, etc.) ; ces pièces ont vu leurs prix multipliés par quatre sur la même période.
Des publications et des expositions de qualité (Musée royal de Mariemont, musée de Singapour) sont venues soutenir l’intérêt croissant porté à cet art, comme en témoignent tirages et chiffres de fréquentation.
Pour bien acheter, certains écueils doivent  être évités ; ils tiennent en partie aux généralités concernant tous les objets d’art : il ne faut acheter que des pièces intègres, certifiées et représentatives d’un style bien précis. Le prix importe peu : on peut très bien acheter un très beau monochrome d’époque
Ly (XIe-XIIe siècle) pour 200 euros. Inversement, une sculpture retaillée ne vaut strictement rien. Une soie insolée perd 50 % de sa valeur, comme une toile abusivement restaurée. Un grès du xiie-xiiie siècle peut très bien comporter des sautes d’émail sans altérer sa valeur, si sa couverte est de qualité (couleur, brillance). En revanche, un bleu de Hué fêlé perdra 50 %. Des manques (bras, jambes voire tête) sont acceptés pour les sculptures. Pour tous les métaux, la qualité de la patine est essentielle pour leur valeur.
Plus spécifiquement, il faut se défier de très belles copies, comme celles fabriquées en Chine à Jingdezhen, imitant à merveille des bleus de Hué impériaux : un antiquaire de Saigon (Ho Chi Minh Ville) a eu l’idée saugrenue, mais manifestement rentable, d’apporter directement aux céramistes du grand four chinois un très beau modèle de plat authentique... D’autre part, il faut fuir les curios touristiques, totalement faux, qui pullulent dans les échoppes vietnamiennes, mais après tout, nul Parisien ne considère comme fausses les tour Eiffel vendues au pied de l’originale... Plus perverses et dangereuses sont les publications qui incluent des faux délibérés dans le recensement des œuvres de tel ou tel grand peintre : un gros livre sur Bui Xuan Phai en est la malheureuse illustration.
Si l’on ajoute à cela des familles d’artistes, au Vietnam, peu scrupuleuses et une confusion intellectuelle qui consisterait à voir dans tout artiste des « place du Tertre » vietnamiennes, un grand nom de la peinture du XXe siècle, on conçoit que collectionner peut être un chemin semé d’embûches...
Une information simple et directe peut pallier, au moins partiellement, certaines lacunes : la consultation des catalogues de vente Sotheby’s ou Christie’s, la lecture de catalogues d’expositions ou d’ouvrages, la visite de musées, la fréquentation d’autres collectionneurs sont autant de remèdes possibles.

A voir

- Musée national des arts asiatiques – Guimet, 6 place d’Iéna, Paris XIe, tél. 01 45 05 00 98. - Musée Cernuschi (fermé pour travaux jusqu’en 2004), 7 avenue Vélasquez, Paris VIIIe, tél. 01 45 63 50 75. - Musée royal de Mariemont, 100 chaussée de Mariemont, 7140 Morlanwelz-Mariemont, Belgique, tél. 064 21 21 93. - Musées royaux d’art et d’histoire, 10 parc du Cinquantenaire, Bruxelles, Belgique, tél. 02 74 1 7 211. - Metropolitan Museum of Art, Fifth Avenue at 82 Street, New York, États-Unis, tél. 212 879 5500. - Cleveland Museum of Art, 11150 East Boulevard, Cleveland, États-Unis, tél. 216 421 8671. - Musée des Beaux-Arts, 66 Nguyen Thai Hoc, Hanoi, Vietnam tél. 823 10 85. - Musée d’Histoire du Vietnam, (The National Museum of Vietnamese History), 1 Pham Ngu Lao, Hanoi, Vietnam, tél. 825 28 53. - Musée historique du Vietnam, 65 Ly Tu Trong, Ho Chi Minh Ville, Vietnam, tél. 03 92 242. - Musée Cham, 2 Tieu La St, Danang, Vietnam, tél. 051 21 951. - Asian Civilisations Museum, 39 Armenian St, Singapour, tél. 33 80 000.

A lire

- Boisselier J., La Statuaire du Champa : recherche sur les cultes et l’iconographie, Paris, publications de l’Efeo, 1963. - Hubert J.-F., Noppe C., Arts du Vietnam : la fleur du pêcher et l’oiseau d’azur, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont, Tournai, La Renaissance du Livre, 2002. - Hubert J.-F., Noppe C., Arts du Vietnam, New York, Parkstone Press Ltd, 2003. - Stevenson J, Guy J., Vietnamese Ceramics : a separate tradition, Chicago, Avery Press, 1997. - Vandermeersch L., Ducrest J.-P., Le Musée de sculpture cam de Da Nang, Paris, éditions de l’Afao, 1997.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°550 du 1 septembre 2003, avec le titre suivant : L’art vietnamien, ancestral et éclectique

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