La photographie de mode : réenchanter le visible

L'ŒIL

Le 1 octobre 2003 - 2201 mots

Rien en principe de plus attendu, et de plus servile, que la photographie de mode. Sa fonction ? Mettre en valeur les produits du monde de l’habillement. Dans les faits, la photographie de mode se veut pourtant bien plus qu’un faire-valoir. Inventive, créatrice, elle devient dès le début du XXe siècle un langage esthétique, et ses praticiens d’authentiques artistes. Au point, aujourd’hui, de concurrencer en crédibilité et en puissance d’attraction la photographie plasticienne. Résumé d’une prise de pouvoir aussi déterminée qu’appelée à durer.

On résume volontiers la photographie de mode à une forme d’expression seconde parce qu’assujettie à l’univers béotien de la marchandise et à la gestion commerciale du look. Usant de grosses ficelles, sa rhétorique serait celle du too much (plus, c’est mieux), de l’excès négocié (jamais trop) et de l’esthétiquement correct (ne produire d’images que référentielles, qui en appellent à une culture construite, et non expérimentale, du regard). Ce point de vue, en large part, se doit d’être amendé. D’abord parce qu’il existe de longue date une photographie de mode versée à des expériences singulières, celle d’un Man Ray, d’un Maurice Tabard... Ensuite parce qu’à l’instar des formes d’expression d’office cataloguées comme culturellement respectables, la photographie de mode a toujours su se remettre en cause, évoluer, bousculer son propre médium. Confinée, au xixe siècle, au studio, elle sort bientôt dans la rue avec André Ostier, se fait moins rigide avec Norman Parkinson, s’inspire du monde réel avec William Klein..., bref, mute à la mesure d’une demande d’effets nouveaux qu’elle ne se contente pas d’accompagner mais qu’elle précède parfois, au point de susciter à l’occasion la perplexité. Certaines mises en scène de David Bailey, dans les années 1960,
surprennent par leur inventivité plastique. Quant à Guy Bourdin, durant les années 1970, ses campagnes déjantées pour les chaussures Charles Jourdan feront scandale. Destinée à s’effacer derrière le produit qu’elle a charge d’imager, la photographie de mode, pour finir, le transcende, mais alors d’une façon singulière, au besoin par évacuation. Ainsi, cas radical s’il en est du prêt-à-porter Benetton tel que le « signifie » Olivero Toscani, allusivement convoqué au travers d’images de désastres, de campagnes mondiales de caractère humanitaire ou de clichés de condamnés à mort héroïsés...

Quand le médium force le message
Médium soumis, à l’instar de l’architecture et des arts appliqués, à l’imperium pratique, la photographie de mode n’est pas d’emblée « plasticienne », pas de manière libre du moins. Indexer par l’image ce que la haute couture, le prêt-à-porter ou l’industrie de la chaussure produisent de nouveautés et jettent sur le marché, c’est dans le pire des cas se cantonner à l’enregistrement et au documentaire, se cadenasser dans une fonction descriptive et d’illustration. Ce destin mineur, à tout le moins, les photographes de mode le refusent très tôt. Prenant le parti de l’esthétique et de son corollaire, la séduction – un virage négocié durant les premières décennies du xxe siècle avec le baron Adolf de Meyer ou Edward Steichen, tandis que des revues telles que Vogue ou Harper’s Bazaar et l’impulsion donnée par des directeurs artistiques tels qu’Alexei Brodovitch dynamisent l’écriture photographique –, la photographie de mode génère bientôt, tout au contraire, une imagerie échappant à son destin instrumental, rejoignant en cela la photographie publicitaire, par excellence celle où commandent les principes d’accroche visuelle et de rapt du regard.
Ce parti pris esthétique a son prix. En tendance, le produit photographié s’efface devant sa représentation. De concert, le culte grandissant des photographes de mode pour l’image de marque rend accessoire ce qu’ils sont censés mettre en valeur, comprendre, la parure même. L’important, dorénavant, plus que le produit, c’est la dimension liante du produit, son potentiel à être désiré, le fantasme (de beauté, de luxe, de la vie in...) qu’il permet à bon compte, autant de paramètres transitionnels qu’il revient au photographe de scénariser, fût-ce au prix d’une fiction complète. Une esthétique du sujet, des effets et du paraître, mais aussi de l’auteur, se substitue à celle de l’objet et du document. Pour dire après Susan Sontag, d’une formule qui en serait presque touchante d’évidence, « la très belle photographie de mode est bien plus que la photographie de la mode ».

Incorporer (comme une revanche)
Dans son Histoire de la photographie de mode (Le Chêne, 1978), Nancy Hall-Duncan relève le parallélisme qui régit les rapports entre photographie artistique et photographie de mode. Dans le sens, soutient l’auteur, d’un alignement de la seconde sur la première. Si ce schéma a longtemps prévalu, notamment à l’ère du pictorialisme et dans sa traîne (le photographe de mode, dans ce cas, duplique les tours plastiques propres à la photographie décrétée « artistique »), il semble pourtant en passe d’être périmé, tandis que le genre photographique explose et que la confusion, aujourd’hui, est à son comble. Confusion ? Fusion et réversibilité, plutôt. Nombre de photographes, sans états d’âme, passent à présent du registre mode au registre art, qu’il en aille au demeurant des images qu’ils produisent ou des galeries où ils sont exposés (Mario Testino, à Londres, à la National Portrait Gallery). Bien des images de « mode », de plus, se révèlent réversibles, dont on ne sait exactement ce qu’elles célèbrent, la quête esthétique, la mode ou les deux à la fois – la revue d’art contemporain Artforum, quoi qu’il en soit, célèbre plusieurs photographes de mode dans son « Best 2002 », se gardant bien de trancher. Des artistes, à leur tour, se mettent à travailler pour les magazines de mode (Nan Goldin, Wolfgang Tillmans), tandis que des photographes de mode proposent dans des revues telles que i-D, Dazed & Confused, The Face, Jalouse, le tandem Wallpaper-Spruce ou Fashion-Images de mode, nées cette dernière décennie, autant d’images très « arty ». Les photos de Jack Pierson, photographe plasticien dont le répertoire se consacre au portrait intime, font après-coup penser aux mises en scène de la femme saisie dans son intimité telle que la portraiturait un Jean-François Jonvelle il y a déjà bien des années. De même qu’il y a très peu, en vérité, entre les reportages de Martin Parr, star de la photographie « créative », dirait un Jean-Claude Lemagny, et gentil humoriste de notre ridicule quotidien, et certains clichés de Jonathan de Villiers, de la même eau mais destinés pourtant à la seule sphère de la mode...
Une des raisons d’être de ce brouillage des valeurs est culturelle : elle le doit à la culture postmoderne, à son goût pour le mélange des genres, le métissage. Une autre résulte de l’exploitation bien comprise du principe de l’incorporation, gage pour la photographie de mode d’un succès de masse, portant très au-delà de son champ traditionnel d’expansion. Sous le label d’« incorporation », on consignera les images qui disent, de nos corps, l’autorité, la respectabilité (le label de « dé-corporation », au contraire, s’applique aux figurations appuyant sur ce que la photographie « incorporative » répugne à prendre en charge, qu’il s’agisse de la laideur, du répulsif, de l’effarant ou du problématique).
Entre autres pouvoirs, l’image de mode a en effet celui de rendre le corps supportable à lui-même, tant du moins que dure le moment béni de l’identification. Où l’actualité, relayée par la vision artistique dominante, met à l’envi l’accent sur la dureté des temps et n’a de cesse de nous « dé-corporer », traitement négatif de la vie générateur d’images brutalisées de nos corps, la photographie de mode sait, elle, nous replacer au centre de l’image. La mise en gloire que substantifie l’« incorporation » photographique, sans doute, est fictive. Elle n’en active pas moins le sentiment de notre légitimité à être et, par rebond, une fantasmatique du pouvoir portée naturellement à la dilection de l’image qui nous rend grâce. Cette fantasmatique du corps comme lieu d’élection d’un pouvoir préservé, la photographie de mode en joue en maîtresse. La nourrissent sans coup férir, parmi tant d’autres propositions, les nus bottés de Sean Ellis pour The Face autant que les portraits en lisière du sublime d’Anette Aurell ou de Phil Poynter pour i-D ou Big Magazine, nous rechargeant en foi en nous-mêmes et partant, en bonheur.

Des stratégies esthétiques renouvelées
Pour triviale qu’elle soit parce qu’au service direct d’intérêts financiers, la photographie de mode pourrait bien représenter dorénavant l’équivalent de ce que fut jadis la peinture de gloire. Helmut Newton, à ce chapitre, s’érige en digne descendant des Ingres, Winterhalter et autres Hyacinthe Rigaud du temps passé. À dire vrai, la glorification extrême du corps qu’opère Newton, mixte génial d’idéalisation froide et de racolage actif, n’a plus son pareil dans le champ des arts plastiques depuis Andy Warhol, le dernier représentant de la figure de gloire. Outre Newton, le maestro, on citera dans la foulée maints autres praticiens de l’image de mode tout aussi aptes à fasciner le regard, tels David LaChapelle, Marcus Mâm ou Melody McDaniel. Des praticiens dont les travaux, acquis au public mais aussi à la critique, se diffusent au-delà de leur cercle d’utilité et viennent nourrir l’imaginaire collectif. Le tout gage d’une réévaluation hiérarchique au terme de laquelle la photographie de mode peut revendiquer à bon droit le statut de pratique artistique à part entière.
Un autre mobile de poids joue en faveur de l’image de mode : ses multiples stratégies esthétiques, son art de la variation. Sans doute s’agit-il toujours, en termes de finalité, de produire une image de « plaisance » conçue pour le bien-être du regard et, au bout de la chaîne, pour susciter un fort vulgaire acte d’achat. Ceci posé, il n’en reste pas moins que la photographie de mode appelle sur elle le changement sous peine de lasser vite. La rotation des stratégies attractives, de tous temps, s’y avère pour cette raison consubstantielle des stratégies variées et instables, à l’image de la mode elle-même. Le vêtement, le mannequin ne suffisent jamais. Il leur faut un cadre, une histoire, un destin, celui, tant qu’à faire (le rêve est impératif), de l’accomplissement : élégance totale, beauté parfaite, séduction définitive, la vie montrée à son apogée.
Toute l’histoire de la photographie de mode, à cet égard, n’est pas sans s’articuler autour de
gimmicks esthétiques utilisés jusqu’à plus soif, et pas toujours avec talent. Ainsi, tôt rebattus, de l’exaltation de la beauté suprême, du glamour, de l’érotisation à outrance ou de la référence à l’univers de la vie facile, clicheteuse en diable. L’intelligence de la période récente, en la matière, consiste en un élargissement sans précédent du cadre rhétorique. Aux stratégies rodées jadis ou naguère, et toujours de mise (le luxe avec Cecil Beaton, l’épure avec Steichen, le rigorisme avec Irving Penn, le raffinement esthétisant avec Jeanloup Sieff, la divergence radicale et l’excentricité avec Bailey, Thornton ou Bourdin...), se surajoutent à présent d’autres approches de l’image, darwinistes en diable celles-là, montrant de réelles capacités d’adaptation. Citons, faisant florès depuis une décennie, la photographie banale d’une part, le recours à la narration d’autre part. Dans le premier cas, le photographe de mode insère ses représentations dans le quotidien, il utilise des mannequins inconnus, se satisfait de produire une image « sans qualité » mais conforme au monde qui nous entoure, désublimée et paradoxale en termes de pouvoir de séduction, dénuée notamment de toute puissance d’artifice. C’est l’axe que suit le directeur artistique Terry Jones, venu de Vogue England,
lorsqu’il crée le magazine i-D, qui lancera David Sims ou Craig McDean, et dont le style « nouvelle réalité » aura une influence considérable (Terry Richardson, John Midgley, Christophe Rihet...). Le recours à la photographie narrative est un autre aspect significatif de cette rhétorique renouvelée. Cette fois, le photographe de mode « monte » un scénario, il opère non image par image mais comme concepteur d’un story-board, comme si les images nous livraient un récit. Stranger in Paradise, de Philip-Lorca diCorcia, développe ainsi sur vingt-quatre pages du magazine W  la sibylline rencontre de gens du grand monde et d’un mystérieux personnage masculin apparaissant parfois dans des poses inattendues (nu dans une réception, par exemple). Savannah : vie et mort d’une diva du porno, par David LaChapelle, raconte en plusieurs tableaux, pour le magazine Arena, l’histoire tragique mais quelque peu truculente et dérisoire, comme toujours chez LaChapelle, d’une actrice de film X, etc.

Tant qu’il y aura du désir
La photographie de mode ? Le lieu esthétique d’un continuel travail de réenchantement, au risque, on le voit, de l’égarement sémantique. Constamment menacé par la crise de foi dans les images, opérant dans un univers où l’usure du regard (du spectateur, du consommateur) équivaut à une mise à mort de sa fonction, le photographe de mode fait bel et bien l’effet d’un mercenaire du sensible. Nul étonnement, en conséquence, à ce qu’il ait le soin permanent de requalifier sa pratique, et de sans cesse rediriger les regards. Que dans l’opération la photographie de mode perde sa fonction première, valoriser des produits, là n’est pas le plus important. Qu’elle s’insère dans le flux nourri de la production contemporaine d’images, sans y perdre pied, et nous prodigue l’envie de vivre ou de consommer – ce qui, en Occident, revient à peu près au même –, voilà qui l’est bien plus. Rien de grave, pour le reste, si l’on ne voit plus vraiment la « mode », tant que le monde reste un périmètre de désir.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°551 du 1 octobre 2003, avec le titre suivant : La photographie de mode : réenchanter le visible

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