Georgia O’Keeffe, éloge de l’intime

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 1 décembre 2003 - 1263 mots

L’art de Georgia O’Keeffe est un voyage sensoriel au cœur du motif – les fleurs mais aussi les paysages. Fortement influencée par Alfred Stieglitz et Louis Sullivan, elle a laissé des œuvres puissantes et intimes, à voir à Zurich.

« Si je pouvais peindre la fleur exactement comme je la vois, personne ne verrait ce que je vois, car je la peindrais petite, comme la fleur est petite. Aussi me suis-je dit : je vais peindre ce que je vois, ce que la fleur est pour moi, mais je vais la peindre en grand et les gens seront surpris en prenant leur temps pour la regarder. » (Georgia O’Keeffe, About myself, 1939.) Monumentales et sensuelles, les fleurs peintes que nous a laissées Georgia O’Keeffe (1887-1986) n’ont pas leur pareil ; tout à la fois méconnaissables, séduisantes et inquiétantes, elles relèvent d’un style d’une franche originalité. La façon qu’a l’artiste de les cadrer dans un plan rapproché qui fait éclater toute leur intimité et nous invite à en découvrir les plis et les béances les renvoie à un monde organique, voire érotique, fluide et coloré, d’une singulière puissance d’expression. À ce point même que la fortune critique du peintre s’est à l’excès focalisée sur cet aspect de sa production picturale, alors même que son œuvre compte d’autres types d’icônes tout aussi fortes et intéressantes.   
Née à Sun Prairie, dans le Wisconsin, Georgia O’Keeffe – qui déclare vouloir être peintre dès l’âge de onze ans – suit d’abord les cours de l’Art Institute of Chicago puis ceux de la célèbre Art Students League de New York, de 1905 à 1909. En 1916, sa rencontre avec le photographe et marchand Alfred Stieglitz s’avère décisive, tant d’un point de vue professionnel que privé. Non seulement le fondateur de la galerie 291 est impressionné par la radicalité des aquarelles de la jeune femme, lui proposant aussitôt une exposition, mais il en tombe amoureux et l’épouse huit ans plus tard. À Chicago, O’Keeffe est fascinée par l’architecture de Louis Sullivan et tous les jeux décoratifs d’ornements végétaux qu’employait l’architecte ; elle l’est, à New York, par la recherche de pure forme et de vérité objective des photographies de son futur époux. L’influence que les deux hommes exerceront sur elle détermine pour une bonne part les fondements esthétiques de sa démarche. Au premier, l’artiste doit tant un sens achevé du décoratif – qui lui permet de mêler savamment lignes serpentines et figures enroulées – qu’un sens de l’espace d’une rare élégance dans le déploiement de ses formes. Au second, elle emprunte la technique du gros plan – dite plan américain – et cette manière toute personnelle qu’il a de traiter son motif en le déconnectant de son environnement pour en livrer une image pleinement autonome, à la lisière d’une abstraction ; Stieglitz lui apprend à voir, elle s’empare de son regard pour voir.
Ces préliminaires acquis, Georgia O’Keeffe les met au service d’un art qui lui est propre et qui ne se prive d’aucune espèce d’invention particulière, ni de liberté d’interprétation. Comme l’atteste très tôt dans son travail cet ensemble de dessins inspirés des motifs en volutes de Sullivan, intitulé Blue Series (1908-1910), l’artiste a toujours su prendre de la distance par rapport à ses modèles. Si ses images de fleurs montrent le même désir d’objectivité que celui qui animait Stieglitz dans ses prises de vue, et qui appartient à la tradition réaliste américaine, elle ne résiste toutefois pas au plaisir, à l’envoûtement d’une essence, d’un parfum, cédant volontiers à un expressionnisme exacerbé de la couleur. Mais, bien plus que tout, ce sont les grands paysages du Texas et ceux de Virginie, où elle enseigne au début des années 1910, qui la conduisent à distiller la nature pour la réduire à son essence en quelques traits, voire à de simples jeux de formes abstraites, comme dans Train at night in the desert (1916). Qu’elle peigne le miroitement des lumières sur le verre des buildings – ainsi de City Night (1926) – ou toutes sortes de fleurs – comme Yellow Cactus (1929) – avec une précision de naturaliste, elle a la même vision puissante et passionnée, ce même sens de l’espace, de la profondeur, de la démesure parfois. Une vision quasi hallucinée qui nourrit son art d’une dimension symbolique. Cependant, O’Keeffe ne se laisse pas enfermer dans un simple jeu de renvois entre abstraction et figuration car, loin de penser en termes d’image ou d’icône, il y a chez elle, comme chez tous les Américains, le souci qu’il ne s’agit pas de « faire une image de l’expérience vécue mais bien de faire de l’image elle-même une expérience » (Christophe Domino).
Si la façon qu’a l’artiste de plonger notre regard dans une forme monumentale enveloppante crée toutes sortes de perturbations perceptives de l’espace, son objectif est d’abord et avant tout d’impliquer le corps à l’œuvre, de l’inviter à l’expérience d’un voyage sensoriel au cœur même du motif.
Pour l’y perdre. Pour l’y noyer. En cela, l’art de Georgia O’Keeffe ne peut se défaire de cette notion générique d’organisme et d’une manière endoscopique de scruter le monde. Qu’elle traite d’un
paysage ou du cœur profond d’orchidées, d’iris ou d’arums, toujours elle nous renvoie à cette dimension puissante de l’intime. Une intimité voluptueusement féminine qui n’a d’ailleurs pas manqué de choquer les tabous de l’époque.
Le caractère introspectif de sa démarche ne pouvait que trouver un écho favorable auprès du surréalisme, notamment lorsqu’à la fin des années 1920, la découverte du Nouveau Mexique entraîne la peintre à toutes sortes de compositions où se télescopent paysages à perte de vue et ossements blanchis. Là, elle entre en communion avec les couleurs, les formes des collines et des plaines, mais aussi celles des os des pelvis à travers lesquels elle  regarde le ciel. Crânes, cornes et carcasses passent alors pour les emblèmes d’une ancienne symbolique d’Éros et de Thanatos dans une poétique proche de Dali, et les immenses étendues noyées dans des lumières étranges peuvent faire songer à Tanguy. En ce domaine, Deer’s skull with pedernal (1936) est un excellent exemple. Tout à la fois figure d’une implacable vanité, elle est emblématique de la nature américaine, à la façon d’un
drapeau.
Définitivement installée au Nouveau Mexique après la mort de Stieglitz en 1946, Georgia O’Keeffe développe son œuvre sur le même tempo sans jamais vraiment réussir à lui donner un nouveau souffle. La force expressive de certains plans d’ossements dans le désert ou de gigantesques fleurs est telle qu’il semble qu’elle y ait épuisé toute son énergie et toutes ses ressources. Dans les années d’après-guerre, ni ses architectures radicales, comme Patio Door (1955), ni ses paysages de ciel, comme cette curieuse série de Sky above Clouds (1963), pourtant familière du minimalisme dominant, n’atteignent le niveau et la grandeur des peintures antérieures.   
« Telle une force sauvage surgie de la nature puissante du nouveau continent en communion intime avec ses couleurs, vent, son, fleur, chair, os, montagne, canyon, plaine, O’Keeffe semble effleurer l’aventure de l’art moderne », note Julia Kristeva. Effleurer, dit-elle, comme pour mieux insister sur l’aspect caressant et sensuel d’une peinture qui nous enveloppe, nous envahit et nous envoûte.

L'exposition

L’exposition « Georgia O’Keeffe » se tient du 24 octobre 2003 au 1er février 2004, du mardi au jeudi de 10 h à 21 h, du vendredi au dimanche de 10 h à 17 h ; ouvert le 24 décembre de 10 h à 15 h, fermé le 25. Tarifs : 17 francs suisses (environ 11 euros) et 11 francs suisses (environ 7 euros). ZURICH (Suisse), Kunsthaus, Winkelwiese 4, tél. 00 41 1 253 84 84.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°553 du 1 décembre 2003, avec le titre suivant : Georgia O’Keeffe, éloge de l’intime

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