Chen Zhen

ou l’art comme guérison du monde

L'ŒIL

Le 1 décembre 2003 - 1004 mots

Avec « Silence sonore », le Palais de Tokyo nous invite dans l’univers de Chen Zhen (1955-2000) : univers où les symptômes du monde sont mis en scène pour être mieux guéris.

Il y a dans l’œuvre de Chen Zhen une obsession inaltérable : celle du « rapport à » et du « rapport entre ». Pénétrer dans l’univers de cet artiste né en Chine en 1955, arrivé à Paris en 1986 et mort en 2000, c’est soumettre son regard à des confrontations matérielles et intellectuelles insolites et, par conséquent, c’est accepter de modifier son intelligence avec le monde.
Bien que la perception d’une œuvre puisse se soustraire à toute considération biographique, il faut cependant rappeler deux aspects primordiaux de la vie de Chen Zhen. Ces deux aspects n’ont rien d’exceptionnel si l’on s’en réfère au destin de nombreux grands créateurs, mais ils ont une incidence trop forte sur son travail pour être absolument tus : la vie de cet homme né à Shangai six ans après la fondation de la République populaire de Chine est d’abord marquée par le voyage et l’ouverture sur des cultures extrêmement variées. Aussi l’identité, qu’elle qu’en soit l’échelle (personnelle, nationale, occidentale…), demeure-t-elle toujours problématique pour lui. La vie de cet homme né dans une famille de médecin est par ailleurs marquée par la maladie. Maladie longue, rare et incurable, qui génère forcément une somme infinie de questions sur le corps et sur son rapport à la conscience.
Avec « Silence sonore », le Palais de Tokyo présente la première grande exposition monographique de l’artiste dans une institution parisienne. Cet audacieux projet se solde par une indéniable réussite. Il s’articule autour de trois grands axes : les rapports entre l’homme, l’objet et la nature ; les rapports de domination et de (ré)conciliation entre les hommes eux-mêmes ; le rapport de l’art à la thérapie. Ces trois axes peuvent paraître quelque peu abstraits, sinon foncièrement conceptuels. Mais il faut souligner d’emblée l’extraordinaire immédiateté des installations de Chen Zhen : il est saisissant de voir comment la complexité intellectuelle de sa démarche, nourrie d’une foule de références et de réflexions, a pu aboutir à des œuvres dont l’effet visuel se suffit à lui-même. Certes, Chen Zhen a toujours défendu un « langage indirect » et n’a jamais cédé au sensationnalisme, ni même à la provocation. Mais si indirect soit-il, ce langage « touche l’estomac, la circulation digestive, le centre nerveux et l’esprit », comme il le confiait à Jérôme Sans, il y a quelques années.
Il serait certainement inexact de percevoir le vaste champ culturel de Chen Zhen comme une espèce de métissage et de transculturalisme. Ces notions en vogue, très porteuses commercialement, et qui proposent le mélange comme solution naïve aux différences et aux clivages, n’apparaissent pas dans le travail de Chen Zhen. À l’opposé de ces fusions optimistes, il y a dans ses œuvres un rapport conflictuel permanent. Son Fu Dao est à ce titre assez exemplaire : une structure de temple, surplombée d’un toit fait de bambous et d’une kyrielle d’objets industriels qui sont autant de reliques modernes, abrite une cinquantaine de bouddhas la tête en bas. Au-delà de l’exceptionnelle réussite formelle, on y lit une angoisse patente quant aux liens qui se tissent entre spiritualité et société de consommation, tradition et modernité, Orient et Occident, ruralité et urbanisme. Avec Chen Zhen, le monde devient soudain plus incertain. Sans débauche d’agressivité s’installe alors un sentiment de danger imminent, qui n’est pas sans rappeler le rapport à la maladie. Et le silence devient en effet sonore.
Mais les œuvres de Chen Zhen font également appel à la voix. The Voice of migrators se compose ainsi de vêtements noués entre eux et tendus autour d’un globe. Des haut-parleurs fixés à
l’intérieur de cette étonnante sphère diffusent les réponses en plusieurs langues aux questions sur l’identité et l’immigration posées par l’artiste. Ce sont là les rapports infiniment complexes entre l’individu et la collectivité, l’ambition personnelle et l’exigence citoyenne, la partie et le tout qui sont interrogés. Mais c’est plus encore peut-être un questionnement sur la prise de parole : une voix – qui est un synonyme de vote – constitue une implication politique et mérite une écoute. S’il y a dans l’esthétique de Chen Zhen une large part faite au questionnement, il y en a donc également une dévolue à l’espoir de cohésion, et plus encore de guérison.
L’art acquiert dès lors une fonction capitale dans l’ordre social : il devient l’agent privilégié d’une cure de masse, d’une immense thérapie d’un monde saturé de symptômes. Le Palais de Tokyo présente au cours de l’exposition la septième version de Purification Room. Cette installation extrêmement impressionnante montre une salle remplie de nombreux objets fonctionnels de notre quotidien (matelas, ordinateur, vélomoteur, meubles…) totalement recouverte d’argile. Les vertus purificatrices de la terre et de l’eau semblent ainsi opérer sur le lieu de l’installation, mais également sur notre propre regard, qui redécouvre le sens originel de la boue, de la propreté, de la poussière. Cette œuvre, qui conclut la visite, prend une autre envergure encore, deux ans après les événements du 11 Septembre. Difficile de ne pas y percevoir, comme une sinistre prémonition, de frappantes ressemblances avec les images qui ont hanté nos télévisions.
En proposant cette exposition monographique, nul doute que Jérôme Sans et Nicolas Bourriaud, les curateurs du Palais de Tokyo, souhaitent offrir à Chen Zhen une renommé qu’il n’a jamais pleinement connue en France. La virtuosité des œuvres et l’efficacité de la scénographie devraient combler ce léger déficit de notoriété, d’autant qu’une excellente monographie dirigée par David Rosenberg et Xu Min et un ouvrage réunissant des entretiens donnés par l’artistes paraissent également à cette occasion.

L'exposition

« Silence sonore » a lieu du 1er octobre-18 janvier 2004, du lundi au dimanche de 12 h à 0 h, jusqu’à 18 h les 24 et 31 décembre, fermé le 25 décembre et le 1er janvier. Tarifs : 6 et 4 euros. PARIS, Palais de Tokyo, 13 avenue du Président Wilson, XVIe, tél. 01 47 23 54 01.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°553 du 1 décembre 2003, avec le titre suivant : Chen Zhen

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