Gilles Barbier, du clonage et du réseau

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 1 décembre 2003 - 1086 mots

Poussé par une réflexion qui met à l’épreuve son « moi », Gilles Barbier en appelle à David Hume et a choisi plusieurs fois de se prendre pour modèle. De là, une réflexion sur la notion générique de systèmes et de réseaux...

Vous avez composé son numéro. Le téléphone sonne. Une fois. Deux fois. Trois, quatre, cinq fois. Personne. L’annonce se met en marche : « Vous êtes bien sur la prothèse communicationnelle de Gilles Barbier. Laissez donc un message, je vous rappellerai. » Tout est dit. Son portable à côté de lui, Barbier ne répond pas car il est au travail, les mains dans la cire. Debout dans l’atelier, nez à nez avec lui-même, du moins avec son double moulé dans celle-ci, il prend soin de bien lui fixer les poils des sourcils, de souligner la commissure des lèvres et de creuser comme il faut cette petite fossette qui le marque en dessous des joues. Pour la énième fois depuis qu’il a choisi de se prendre pour modèle, Gilles Barbier s’applique à reproduire ses propres traits. Qu’il se représente grandeur nature ou en nain, qu’il se transforme en médecin hospitalier en blouse bleue et bonnet blanc, en monsieur tout le monde en jogging monochrome ou bien encore sous les traits d’un héros vieilli de bande dessinée dans son costume de légende, Barbier n’a qu’un souci : qu’on appréhende immédiatement ses personnages comme des clones. Une sorte de population proliférante dont chaque individu possède les caractéristiques physiques de leur auteur : le visage rond et lisse, le crâne dégarni, le front massif, le nez droit, les oreilles bien dessinées et le menton galbé.
L’apparition des clones dans le travail de Gilles Barbier procède d’un moment, en 1995, où il préparait une exposition. Il était alors, dit-il, « très préoccupé par les processus de décision à l’intérieur de la conception et de la production d’œuvres, par toutes les questions qui interrogent la façon la plus efficace de naviguer entre les différentes possibilités qui se présentent quand il n’y a pas de programme établi ». De là à décider de faire une reproduction de soi-même, il y a toute une
réflexion que l’artiste a conduite en mettant à l’épreuve son « moi ». Il en appelle à David Hume, le philosophe anglais, auteur du Traité sur la nature humaine (1739) : « Pour ma part, dit celui-ci, quand je pénètre le plus intimement dans ce que j’appelle “moi”, je bute toujours sur une certaine perception ou sur une autre, quelque chose de chaud ou de froid, d’obscur ou de lumineux, d’amour ou de haine, de plaisir ou de douleur. Je ne peux jamais me saisir moi, à aucun moment. » Faute donc de pouvoir se saisir lui-même, Gilles Barbier a pris le parti de se multiplier.
Il en est ainsi des quatre personnages à son effigie, pas plus haut que trois pommes, qu’il a habillés de vêtements de sport respectivement jaune, vert, rouge et bleu, nanti chacun d’une poignée dans le dos et qu’il a réunis autour d’un échiquier coloré. « À chaque case de l’échiquier, précise l’artiste, correspondait un conseil épinglé sur le mur d’à côté. Le spectateur pouvait, en jouant un parcours au dé, déplacer les petits personnages d’un point à un autre, et profiter de l’un ou l’autre des conseils prodigués par ces moi de substitution – comme par exemple : « Grimacez et dansez de manière
compulsive », ou encore « Cherchez des traces de sang dans vos selles, nul n’est à l’abri d’un cancer du côlon ». Intitulée Comment mieux guider notre vie au quotidien, cette première installation de clones de Gilles Barbier est caractéristique de son travail. Si dédoublement, interactivité, jeu de rôle y sont des registres récurrents, ils n’en sont pas les seuls – loin de là ! – tant il est impossible de l’enfermer dans une quelconque catégorie.
Complexe et diversifiée à souhait, l’œuvre de Gilles Barbier se décline notamment autour d’une réflexion sur la notion générique de système, « s’articule autour des principes de doute, de polysémie et d’ambivalence » (E. Mangion), explore toutes les ramifications d’une pensée qui décortique mécanismes et réseaux, qui analyse dysfonctionnements et erreurs, qui fait se télescoper postmodernisme et posthumanisme. Né en 1965 au Vanuatu, anciennement Nouvelles-Hébrides, installé à Marseille dans les années 1980, diplômé de la faculté de Lettres d’Aix-en-Provence et de l’école d’art de Luminy, Gilles Barbier est un artiste atypique qui cultive l’ambiguïté entre une attitude proprement « idiote », dérisoire et bouffonne, et un « génie inventeur, qui, par l’absurde, démonte le non-sens de notre société » (C. Flohic). Avide de connaissances, curieux de comprendre et de démonter les stratégies qui gouvernent le monde, décidé à se nourrir des investigations scientifiques que le cerveau humain échafaude tout en les remettant sans cesse en question, Barbier plonge à corps perdu dans les dédales du savoir. En témoignent ces Pages de dictionnaire d’un Petit Larousse illustré de 1965 – l’année de sa naissance – qu’il recopie de A à Z, à l’encre et à la gouache, depuis 1993, sur de monumentales feuilles de papier carrées de plus de deux mètres de côté.
Définitivement boulimique, Barbier qui se régale des lectures de Deleuze comme de Guattari et avoue son attirance pour la science-fiction (notamment pour Philip K. Dick, Vernor Vinge et Maurice G. Dantec), s’est payé le luxe d’élaborer toute une « théorie de la pornosphère », discours structuré et schémas à l’appui. Quelque chose d’un flux ininterrompu est à l’œuvre dans sa démarche qui l’entraîne le plus souvent à toutes sortes de productions d’images et de textes occupant l’espace dans une délirante profusion visuelle. Les figures de la sphère, de la spirale, du tas, de l’énumération ou bien encore de l’archipel sont autant de formes que prennent volontiers ses travaux, à l’instar de L’Ivrogne, réalisé pour l’exposition « Jour de fête » à l’occasion de la réouverture du Centre Pompidou en 2000, qui condense toutes les qualités. Tout comme l’une de ses dernières pièces, Le Prince des ventres (2003) dont le ver solitaire abrité dans sa panse raconte son parcours depuis son état
d’origine vers l’apprentissage du langage. Ou bien encore sa toute dernière série de grands dessins en noir et blanc, qui composent une sorte de saga mêlant dans un espace proprement sidéral monologues, digressions et schémas sur les violences faites au corps et la perte de l’intimité.

« Gilles Barbier », PARIS, galerie Georges-Philippe & Nathalie Vallois, 36 rue de Seine, VIe, tél. 01 46 34 61 07, 14 novembre-24 décembre.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°553 du 1 décembre 2003, avec le titre suivant : Gilles Barbier, du clonage et du réseau

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