Klaus Rinke, l’art comme énergie

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 1 janvier 2004 - 1077 mots

En résidence à l’atelier Calder, à Saché, en Touraine, Klaus Rinke vient d’y séjourner six mois. Cela a été l’occasion pour lui de réaliser tout un ensemble de travaux avec de la poudre de graphite qu’il a mis en œuvre dans une installation, intitulée Plutonium, présentée au centre de création contemporaine de Tours.

Placée sur une butte en contrebas de l’atelier où Calder passa tant d’heures à faire tournoyer ses mobiles, la monumentale horloge que Klaus Rinke a installée le temps de sa résidence à Saché égrène celui-ci, seconde après seconde, de sa grosse aiguille rouge. La vallée dont Balzac a chanté le lys s’étend derrière, à l’infini, dans une extension amplifiée de l’espace qui fait de cette horloge un soleil le jour, une lune la nuit. Figure récurrente d’un temps tout à la fois en suspens et en perpétuel mouvement, cette forme de sculpture que Klaus Rinke a inventée au tout début des années 1970 est l’image d’une réflexion sur l’art tout entière fondée sur le concept d’écoulement. Elle prend notamment tout son sens au regard d’une histoire familiale que l’artiste ne manque jamais de relater, son père et son grand-père ayant occupé la fonction de chef de gare à Düsseldorf. Et Rinke d’insister sur la fonction délicate d’un tel poste pendant la période la plus noire de l’histoire de l’Allemagne.
Né en 1939 à Wattenscheid, dans la Ruhr, exilé avec sa mère pendant la guerre en Tchécoslovaquie, Klaus Rinke fait son apprentissage artistique à l’école des Beaux-Arts Folkwang d’Essen-Werden. Son installation au début des années 1960, tout d’abord à Paris, puis à Reims, accueilli par les Laval, une grande famille d’industriels champenois, est déterminante dans ce rapport sensible qu’il entretient tant avec l’homme qu’avec la nature. Il s’exprime alors à travers toute une production picturale abstraite qui passe très vite d’une iconographie de paysages rudimentaires à des jeux de formes globulaires et organiques. Engagé en faveur d’un art libre de toute référence, à l’instar de Joseph Beuys dont il deviendra dès 1974 le collègue à l’académie de Düsseldorf, Rinke développe au tournant des années 1960-1970 une œuvre qui en appelle tant au dessin qu’au volume et à la peinture qu’à la photographie. Si l’eau en est le matériau de prédilection, l’artiste multiplie installations et performances mettant volontiers son corps en jeu, voire à l’épreuve, toujours impatient d’aller à la rencontre du public pour échanger et débattre sur la place de l’art et le rôle de l’artiste dans la société. Mais, à la différence de son aîné, Klaus Rinke ne vise pas à inscrire son œuvre sur le terrain d’une action politique, préférant de loin l’ancrer dans le champ du poétique. En ce sens il reste un artiste classique, au meilleur sens du mot, à l’écoute de son temps, fort d’une intelligence des moyens plastiques qu’il convient de mettre en œuvre pour lui faire écho. Si, pour Beuys, « l’homme est sculpture », tout l’art de Rinke semble vouloir affirmer que « l’art est énergie ». À l’inventaire d’une production artistique riche et polymorphe, c’est une œuvre emblématique de sa démarche.
Intitulée Douze tonneaux d’eau puisée au Rhin, datée de 1969, celle-ci se compose de plusieurs éléments : un tapuscrit mentionnant le nom des douze villes où l’artiste a opéré, la photographie symbolique d’une grosse louche versant de l’eau dans un container, douze autres montrant l’artiste en action au bord du fleuve, enfin la louche et les douze containers emplis d’eau soigneusement fermés par une étiquette cachetée. Certains parlent de la mémoire de l’eau. Que dire alors de cette œuvre dont le concept condense passé et présent, flux et retenue, espace et temps, dans l’unité physique d’une seule et même installation ? Sinon qu’il y va comme des Grandes Décorations des Nymphéas de Monet, qui dressent à 360 degrés leurs parois d’eau peintes sur les cimaises de l’Orangerie des Tuileries. Autre temps, autre mode, mais une même préoccupation : dire tout à la fois l’écoulement et la stagnation du temps.
À l’instar de cette œuvre de 1969 qui sanctionne sa volonté de se saisir du cours des choses – voire de s’y fondre, comme il a pu le faire lors de ses immersions –, Rinke a réalisé en 1972 une série d’autoportraits photographiques visant à « Disparaître dans le médium », comme l’indique le titre de celle-ci. Placée en exergue de l’exposition de Tours, elle dit à quelle sorte d’introspection l’artiste nous convie. Dédiée à la profondeur fascinante du noir, « Plutonium » se présente comme un parcours ponctué de pièces anciennes et toutes récentes, faites à Saché. Si la lumière des horloges y guide nos pas, le regard joue des effets de moirure des grandes peintures de poudre de graphite qui pendent aux murs comme des peaux, tandis que le corps va et vient au beau milieu de monumentaux réservoirs qui bouillonnent dans la pénombre. Le temps quasi postapocalyptique dans lequel Klaus Rinke nous immerge n’est pas innocent ; il insiste sur un monde qui se fait dépasser par ses propres inventions. L’inquiétant souvenir de Tchernobyl – dont les réacteurs étaient enfermés dans une gangue de graphite – est au cœur de cette installation que ponctuent les formes embryonnaires d’un monde d’avant le monde.
Quasi initiatique, le voyage tout à la fois physique et mental que nous propose Klaus Rinke fait songer à l’une de ces excursions au centre de la terre que l’on a toujours rêvé faire un jour ou l’autre. Une aventure en quête d’une origine, d’un lieu matriciel. À la rencontre de figures mémorables, voire spectrales, comme celles de la mère, de la pinceuse, du machiste, sinon de Beuys lui-même – autant de figures étranges et archaïques dont l’artiste fait émerger les silhouettes en surface de ses toiles engluées. À la recherche d’une énergie fondamentale, de cette énergie première qui sourd de la plus lointaine des sources de la vie au cœur profond de la matière, Klaus Rinke organise toute une scénographie dressant au beau milieu d’une salle comme une énorme goutte de pluie recouverte de graphite. Métaphore d’un geste créateur irradiant ? Symbole d’une potentielle catastrophe ? Image du noyau dur d’un monde en devenir ? Qui sait ? Sinon que l’art se doit d’être ici pensé comme énergie.

L'exposition

« Klaus Rinke – Plutonium » se tient du 15 novembre au 14 mars 2004, du mercredi au dimanche de 14 h à 18 h, entrée libre. Tours (37), centre de création contemporaine, 55 rue Marcel Tribut, tél. 02 47 66 50 00.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°554 du 1 janvier 2004, avec le titre suivant : Klaus Rinke, l’art comme énergie

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