Ann Veronica Janssens : fictions chromatiques

Par Manou Farine · L'ŒIL

Le 1 janvier 2004 - 678 mots

Année faste que celle qui vient de s’écouler pour la discrète artiste belge Ann Veronica Janssens. Un cortège de manifestations, édition, collaborations qui l’auront propulsée – en particulier en France – dans le cénacle serré des artistes goûtés des foires comme des institutions.

Parmi ses interventions remarquées, on se souviendra notamment de Bruxelles, 1995-Dijon 2003 présenté l’automne dernier au Frac bourgogne, dans le cadre de l’exposition collective « 1 :1¥ temps, quantités, proportions et fuites ». Un espace d’expérimentation questionnant l’architecture du lieu qui l’accueillait alors, et dans laquelle Janssens avait disposé des éclairages instables et changeants, multipliant les points d’impact lumineux pour mieux dévoiler et jouer avec le contexte d’exposition. Toujours en automne, on l’a vue se glisser dans la bien tiède ode à la peinture au Plateau à Paris, installer pour la Nuit blanche un dispositif lumineux à la gare de Lyon, ou encore inaugurer sans complexe le parcours de l’exposition « Aux origines de l’abstraction » à Orsay. Pourtant mal placé dans l’espace d’exposition, le dispositif Rouge 106, Bleu 132 y inscrit vibrations colorées, picturalité de la matière et troubles rétiniens en préambule judicieux à l’approche « physiologique » défendue par l’exposition. Enfin, vient de paraître une monographie lumineuse signée Hans They, The Gliding Gaze. Some proposals by Ann Veronica Janssens, relayant une exposition personnelle qui aura promené ses œuvres de Los Angeles à Anvers en passant par Berne et San Francisco. Pour ceux qui auraient échappé à la tornade Janssens, ou pour ceux que la simple et belle sensibilité de l’artiste aura stimulés, les galeries contemporaines des musées de Marseille offrent pour un mois encore une large part de leurs espaces aux dispositifs colorés de la jeune femme. L’exposition « 8’26’’ » fait toutefois le choix d’ouvrir le propos à la (grande) diversité des pratiques qu’elle convoque.

Une gageure, tant les installations modelant la matière lumineuse ou mettant en matière l’espace lumineux agissent désormais comme une indéfectible signature Janssens. Installations, vidéos, sculptures, mais aussi et évidemment pures expériences perceptives et sensorielles jalonnent le parcours qui toujours et inlassablement consulte la picturalité de chaque objet, l’espace qui contextualise, le corps qui occupe, la perception qui agit, dans le sillon d’un James Turrell ou d’un Olafur Eliasson, tentations spiritualistes et scientifiques en moins. Au programme donc, des éclairs de couleur successifs dans un vertige hypnotique quasi immédiat avec la projection stroboscopique Rosco# 26 Light Red/Lee HT 124 Dark Green/Lee HT 132 Medium Blue. Non sans rappeler quelques territoires abstraits du cinéma expérimental ou tentatives optiques et cinétiques des années 1960, les jeux de rythmes colorés s’éprouvent encore dans les projections concentriques de Donut. Le spectateur, dont l’acte de percevoir est radicalement et concrètement sollicité, crée alors à son tour un nouveau motif sensoriel et visuel généré par l’excès d’impressions rétiniennes colorées. Le procédé s’affirme davantage encore avec l’environnement le plus spectaculaire du parcours, Jamaïcain Color’s 1 for Melle Justine. Conçue comme une succession de brouillards chromatiques, l’installation investit la totalité de chacune des trois chambres en les saturant d’une brume moite, compacte et colorée. Le visiteur traverse alors ce qui pourrait s’apparenter au rouge, au jaune, puis au vert dans son impossible matérialité. Une manière de faire la singulière expérience physique d’une picturalité immatérielle, d’une succession de couleurs pures et cotonneuses, épreuve au fur et à mesure de laquelle disparaissent tous repères spatiaux et temporels. En fermant les yeux, apparaissent finalement de larges et capricieux cercles de couleur lilas, façonnant la vision pendant encore de longues minutes après la visite. Provoquant le confus sentiment d’une extension de soi vers la matière en même temps que celui d’un élan sensoriel introspectif, les dispositifs d’Ann Veronica Janssens témoignent finalement de l’intérêt à nouveau partagé par de nombreux artistes contemporains pour les phénomènes de la perception, engageant le corps et l’œil dans l’œuvre saisie comme expérience. Comme phénomène.

MARSEILLE (13), « Ann Veronica Janssens, 8’26’’ », MAC, 69 av. de Haïfa VIIIe, tél. 04 91 25 01 07, jusqu’au 8 février 2004, et toujours Rouge 106, Bleu 132, dans Aux origines de l’abstraction (1804-1914), musée d’Orsay jusqu’au 22 février.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°554 du 1 janvier 2004, avec le titre suivant : Ann Veronica Janssens : fictions chromatiques

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