Merveilleux « sous-tableaux » / 5

L'ŒIL

Le 1 janvier 2004 - 750 mots

Je crois que le mot « tableau », distinct d’« image » ou de « peinture », n’existe qu’en français. Un tableau est en général une peinture sur bois ou toile et peut aussi être une œuvre sur papier. Mais l’image peinte ou dessinée, et de préférence en couleurs, ne sera dite tableau qu’une fois accrochée (ou accrochable) au mur – et de manière durable. Il s’ensuit que le « tableau » ne saurait être scotché ou punaisé. La toile a besoin d’être montée sur un châssis et le dessin doit être cartonné ou mis sous verre pour acquérir le statut de tableau. Bref, le tableau est un objet d’une certaine épaisseur qui signifie que l’image peinte ou dessinée qu’il contient mérite de « faire œuvre » – et la preuve de ce mérite passe par sa prise de possession de l’espace habitable pour une durée indéterminée.
C’est en zoomant à l’intérieur du tableau que peuvent apparaître (comme chacun sait au bout de quatre chroniques consacrées aux sous-tableaux), quelques « merveilleux sous-tableaux ». Si je fais un zoom arrière à partir d’un tableau entier, je vois bien sûr le mur où il est accroché. Et ce mur, qu’on appellera désormais cimaise (par extension de la « corniche » à mi-hauteur du mur, sur laquelle on posait autrefois les tableaux), peut bien sûr soutenir d’autres tableaux, ce qui n’aurait pas échappé à monsieur de La Palisse. Une fois rappelées toutes ces évidences, nous pouvons enfin commencer un petit raisonnement qui s’appuie sur les trois éléments que sont, dans l’ordre croissant, le sous-tableau, le tableau et la cimaise installée – soit les trois ordres de notre esquisse d’ontologie picturale.
À la question de savoir au quel de ces trois ordres appartient « l’œuvre principale », l’homme moderne, et plus généralement le sens commun, désignera sans hésiter l’ordre intermédiaire, celui du tableau à proprement parler. Le tableau tire en effet son indéniable unité de la continuité du support de bois ou de toile, tandis que l’accrochage dépend presque toujours du collectionneur et que les sous-tableaux apparaissent au gré de l’attention du regardeur. Mais il est probable qu’à la même question l’amateur d’art contemporain, moins sensible à ce qu’un tableau donne à voir qu’à la manière dont il s’articule à l’espace environnant, privilégiera tant qu’il le peut la cimaise entière – et sera avide d’informations historiques sur un désir supposé du peintre à voir son tableau accroché comme ci plutôt que comme ça. Quant à votre serviteur, il s’est au contraire évertué dans ces colonnes à mettre en valeur le sous-tableau, comme lieu où l’artiste (classique) peut souvent mieux développer sa personnalité, contre le tableau entier, davantage soumis aux conventions de son époque.
Comme on l’a déjà dit, il faut attendre l’art moderne (qui va, selon moi, du cubisme à Yves Klein exclu), pour que triomphe la primauté du tableau considéré dans son entier, comme lieu exclusif de la création du peintre.
C’est-à-dire à l’exclusion de son cadre éventuel ou de l’espace où il est accroché, d’une part, et à l’exclusion des sous-parties dont il est constitué, lesquelles ne méritent plus d’exister qu’au titre de « détails de l’œuvre », d’autre part. Cette primauté donnée à la surface peinte dans sa pure totalité a d’ailleurs conduit la plupart des artistes modernes à ne plus signer leur tableau qu’au dos, de peur que la signature puisse entacher l’effet produit par l’image entière.
Quant à l’histoire de l’accrochage avant le XXe siècle, les informations sont fort rares. En observant les peintures qui témoignent de l’arrangement des cabinets de collectionneurs du XVIIIe et des salons de peinture du XIXe, les tableaux sont accrochés à « touche-touche » en plusieurs rangées sur un mur tapissé d’un tissu coloré – d’où la fonction du cadre sculpté et doré d’autrefois permettant d’isoler chromatiquement les tableaux de leur environnement. Or il semble bien qu’il faille attendre les années 1920 pour que l’accrochage traditionnel, consistant à remplir le mur jusqu’au plafond comme s’il s’agissait d’une grande fresque à registres, disparaisse pour donner place aux rangées uniques de tableaux bien espacés sur des murs peints en blanc.
C’est un fait remarquable : la disparition des sous-tableaux au début du XXe siècle est contemporaine de la disparition des accrochages à touche-touche. Les sous-tableaux n’existent plus et les cimaises sont formatées pour une vision optimale du tableau. L’« ordre du tableau » a bel et bien triomphé dans l’art moderne des deux ordres, immédiatement inférieur et supérieur, de notre ontologie visuelle. Ce qu’il fallait démontrer.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°554 du 1 janvier 2004, avec le titre suivant : Merveilleux « sous-tableaux » / 5

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