Art ancien

Le mythe du porphyre

Par Jean-Louis Gaillemin · L'ŒIL

Le 1 janvier 2004 - 596 mots

« Porphyre ! », à ce seul mot, les esprits s’exaltent : l’Égypte antique, la pourpre impériale ou cardinalice, « être né dans la pourpre ». Puis apparaît confusément quelque chose de « pur » de « rouge » de « brillant » d’« auguste » et de « divin ». À ces connotations régaliennes et sacrées s’ajoutent des références esthétiques qui dérivent des premières : les tombeaux (de Constantin à Frédéric II de Hohenstaufen), les colonnes (de Saint-Marc à Venise), les objets en pierre dure, vases, bustes impériaux qui, de Rome à Florence et à Paris, ornaient les cabinets princiers et les galeries palatiales : Versailles, Villa Borghèse. Symbole de dureté, d’Antiquité, de prouesse technique (en raison de sa dureté), le porphyre devient synonyme d’excellence.
Or que voit-on ? Une matière lourde et mate, à la couleur marron violine. Tellement dure qu’elle a rebuté à juste titre autant les sculpteurs antiques (on ne connaît, en dehors de grossières draperies, aucune sculpture antique en porphyre) que les meilleurs sculpteurs modernes, comme Michel Ange. Trop mou pour se laisser graver « en intaille », le porphyre est de surcroît gâché, comme un beau visage, par des taches de rousseurs : grains laiteux qui nuisent à sa visibilité. Le porphyre n’était utilisé dans l’Antiquité qu’à des fins utilitaires, pour les pavements ou les colonnes, les bassins et les baignoires.
À la division de l’Empire tout bascule. La chambre de pourpre des basileus byzantins tente de masquer une réalité noire. Le porphyre s’étale sur le sol en « norias » ou s’érige en colonnes monumentales et les « tétrarques », aux traits pathétiques sont inhumés dans d’anciennes baignoires. Le Moyen Âge s’engouffre dans cette mythologie. La Renaissance croit ressusciter une splendeur antique qui n’a jamais existé en débitant les vestiges romains : primitifs médaillons de Ferrucci à Florence, frustes essais de « ronde bosse » comme cette Vénus de Serbaldi qu’un faïencier xixe aurait rayée de son catalogue, pitoyable justice d’Annamati. Suivent les lourds et balourds vases aux colombins spiralés de la Rome du XVIIe siècle, les stéréotypées et grossières têtes d’Alexandre ou des douze Césars, enfin les pauvres vases français néoclassiques.
Comment le mythe a-t-il pu survivre à tant d’illusions ? Parce que le porphyre est avant tout une « pierre de rêve », Krzysztof Pomian dirait un « sémiophore ». Rêve de faste et de gloire entretenu par de subtiles montures polychromes : pierres dures et marbres de couleurs vives, bronzes dorés (de Suger à Marigny) qui noient le brun violet. Jamais les décors de Saint-Marc, de Versailles, du Musée pio-clementino, ou de la Villa Borghèse n’abandonnaient le porphyre à sa triste nudité. C’est le parti inverse qui a été adopté au Louvre où la malheureuse pierre est placée contre un vert sale, où les genres sont séparés (ici les bustes, là les vases, etc.) où la logique de la superbe salle du manège est sciemment niée par des parois qui bouchent les fenêtres et par de lourdes « consoles ». La seule tentative de reconstituer un décor (Villa Borghèse) échoue par une traduction brutale de sa modénature et par un badigeon beige sans risque mais sans éclat.
Quel dommage qu’un si beau sujet n’ait pas été traité avec tout le faste souhaité. Les mythes sont fragiles, ils redoutent la cruauté d’une exégèse exacte et réclament quelques égards. La galerie d’Apollon est actuellement en travaux mais il aurait suffi de faire appel à un décorateur professionnel, comme le fait parfois le musée, pour que triomphe le mythe et que soient comblés les porphyromaniaques impénitents dont je suis.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°554 du 1 janvier 2004, avec le titre suivant : Le mythe du porphyre

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