Cy Twombly, élégance et jubilation

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 1 février 2004 - 1372 mots

Le côté graffiti du dessin de Twombly apporte à ses œuvres une dynamique vitale, voire existentielle renforcée par un programme iconographique puisé au cœur des mythes universels. Une rare élégance du trait à voir au Centre Pompidou.

Invité sur le plateau du journal télévisé le 9 avril 1973 au soir de la mort de Picasso, Henri-Georges Clouzot, auteur du célèbre film sur « le mystère » du maître, raconta au journaliste qui l’interrogeait une anecdote riche d’enseignement. Un jour de passage à Mougins, le cinéaste ne put retenir son envie d’aller saluer le peintre quand bien même il ne l’avait pas prévenu de sa visite. On lui fit dire qu’il était dans l’un de ses ateliers au bout de la propriété et, parce qu’il était un familier des lieux, on le laissa aller de lui-même trouver l’artiste. Arrivé au seuil de l’atelier, Clouzot vit Picasso, de dos, devant une toile vierge, pinceau en main, dans une totale concentration. Sans mot dire, il attendit le bon moment pour signaler sa présence. Dix, puis vingt, puis trente minutes s’écoulèrent sans que rien ne se passe. Assis sur un tabouret, Picasso ne bougeait pas. Enfin, il tira un trait vertical en haut à droite du tableau. Tout soudain déconcentré, il se retourna vers l’intrus dont il avait senti la présence et lui dit : « Et dire qu’il y en a qui me prennent pour un fumiste ! S’ils savaient seulement comme il est difficile de réduire l’espace. »

À l’inventaire des formules qu’artistes, historiens et critiques d’art ont produites au fil du temps à propos de dessin, l’anecdote rapportée par Clouzot peut ici servir d’exergue. L’idée de « réduire l’espace » relève de la volonté de l’inscrire pour mieux tenter de l’accaparer. Si, comme l’a dit le poète serbe Mesa Selimovic, « l’espace nous accapare », on pourrait dire du dessin qu’il a pour objet d’opérer l’effet inverse, qu’il s’applique à l’embrasser, du moins à l’instruire dans une forme, quand bien même il ne s’agit jamais de le fixer. En cette matière, l’œuvre de Twombly est une éclatante illustration – et ce, quel que soit le support employé par l’artiste. Quoiqu’il ne soit pas toujours vraiment possible de distinguer chez lui entre peinture et dessin, tant l’un est consubstantiel à l’autre et tant ils s’échangent mutuellement pour occuper le champ de l’image, l’ensemble des travaux sur papier que l’artiste a réalisés depuis une cinquantaine d’années détermine une œuvre singulière. Son goût tant pour l’écrit et la littérature y trouve un écho, et le dessin devient le lieu par excellence d’une communication.

La qualité graffiti que présente le dessin de Cy Twombly lui apporte une dynamique vitale, voire existentielle, qui n’a rien à voir avec celle d’un langage visant à énoncer la réalité extérieure mais au contraire à établir les termes d’une parole autre, celle même d’une autre réalité. Américain, né à Lexington (Virginia) en 1927, Cy Twombly a fait très tôt le choix de vivre en Europe en s’installant à Rome dès l’âge de trente ans. À une époque où triomphait l’école de New York, le parti pris de Twombly, avide de culture humaniste, relevait de la volonté de jeter un pont entre deux cultures.
À la différence de Jaspers Johns et de Robert Rauschenberg, dont il est l’exact contemporain et avec lesquels il porte l’héritage des temps héroïques du premier art autonome américain, Twombly a préféré développer son art dans un dialogue au jour le jour avec le passé plutôt que de céder aux sirènes du Pop Art et de participer à la célébration de l’American way of life. Ses icônes ne sont pas les images clichées d’une société qui vise à ériger ses modes en modèles mais celles déduites de la
fréquentation des mythes universels.

Le dire et le voir en boucle
La naissance de Vénus, le combat amoureux du cygne et de Léda, d’Amour et de Psyché, de Vénus et de Mars, les figures d’Orphée, de Galatée, d’Adonis et d’Apollon, etc., sont au programme iconographique d’une œuvre qui ne cesse de se nourrir de ces récits qui fondent la part sublime de l’humain quand il se prend pour un dieu. Qui ne cesse de s’en nourrir sans pourtant jamais s’en encombrer. Homère, Théocrite et Virgile, Spenser, Mallarmé et Rilke sont, parmi d’autres, ses familiers : il les a rencontrés, il converse avec eux, il les tutoie. Le rapport de l’artiste à l’écriture demeure toutefois dans un « champ allusif » – comme l’a noté Roland Barthes – en ce sens qu’elle n’est pas pour lui un moyen de formuler une quelconque narration mais qu’elle est au contraire comme un vecteur stimulant à la quête d’un ailleurs. « L’art de Twombly – c’est là sa moralité – et aussi sa grande singularité historique – ne veut rien saisir, écrit le philosophe ; il se tient, il flotte, il dérive entre le désir – qui, subtilement, anime la main – et la politesse, qui est le congé discret donné à toute envie de capture. »

La relation dialectique que l’artiste établit entre le dire et le voir relève d’un principe en boucle qui l’oblige à le ressourcer indéfiniment à de nouvelles inventions. Chacune des œuvres de Twombly s’offre à l’aube d’une pensée neuve et le regard qu’il porte au monde s’enrichit d’une perpétuelle disposition à l’étonnement. Comme l’œuvre peinte, son œuvre graphique s’en fait l’écho dans la manière même dont elle se constitue. Elle y est engagée en surface de feuilles de toutes sortes qui sont le support de dessins et de collages accumulant les strates d’un vécu et celles d’une réflexion sur le statut et la nature de l’image, de son avènement et de sa capacité à témoigner un être au monde. Véritables feuilles d’herbier ou fragments d’ouvrage encyclopédique, pages de titres ou tirés à part en hommage à un lieu ou à un maître, ponctuations sur un même thème ou simple inscription d’un étant donné, les œuvres sur papier de Cy Twombly composent le grand livre d’une culture universelle. Vouant son art aux jeux croisés du vide et du plein, du silence et de l’écho, du peuplement et de la solitude, l’artiste y oppose la blancheur impériale de la réserve à la stridence colorée d’un trait qui fuse ou d’un écheveau qui se défait. Leur exécution, vive mais jamais rageuse, signe la structure de l’image qui ne pèse ainsi jamais d’aucun poids préliminaire. Au beau milieu de ces effervescences émergent ici et là des mots. Twombly s’en arrange ; ce sont des signes dont le sens et la sonorité permettent au dessin de prendre corps, de s’incarner. Il ne s’agit pas pour lui de repères dénotatifs à l’exacte lisibilité ou orthographe, mais d’une présence, d’une suggestion, au même titre que n’importe quel empâtement coloré ou trace graphique. Les mots n’ont ici qu’une seule fonction évocatoire – voire incantatoire – c’est-à-dire qu’ils en appellent à la mémoire d’une substance ; s’ils véhiculent une voix, c’est pour prêter existence aux choses.

Le dessin de Cy Twombly a quelque chose d’une rare élégance, voire d’une grâce, qui le dispute à une jouissance de l’être, un simple plaisir du jouir, et qui le conforte à l’ordre d’une existentialité. Tout en participant à l’instruction d’une nouvelle esthétique picturale qui en appelle au graffiti, aux ratures, aux taches et autres signes informes directement tracés dans le médium, à l’exemple de cet « art autre », jadis défendu par le critique Michel Tapié, celui de Cy Twombly ne cache pas ses origines abstraites et expressionnistes. Mieux, il les excède, les outrepasse, en privilégiant le trait au geste, sa jubilation à son expansion, sa fertilité à sa maturité. Quelque chose d’élémentaire, voire de rudimentaire – comme on parle des rudiments du langage – y est à l’œuvre qui relève d’une manière « gauche », comme l’a encore relevé Roland Barthes, d’une sorte de naïveté qui n’est autre que le soin de l’artiste d’être lui-même en état permanent de surprise.

L'exposition

« Cy Twombly, cinquante années de dessins » se déroule du 21 janvier au 29 mars, tous les jours sauf le mardi de 11 h à 21 h. Tarifs : 6,5 et 4,5 euros. PARIS, Centre Pompidou, galerie d’art graphique, place Georges Pompidou, IVe, tél. 01 44 78 12 33.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°555 du 1 février 2004, avec le titre suivant : Cy Twombly, élégance et jubilation

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