Francis Bacon et la tradition, regards croisés

L'ŒIL

Le 1 février 2004 - 651 mots

Les expositions « Cézanne et l’art moderne » et « Claude Monet... jusqu’à l’impressionnisme numérique », organisées à la fondation Beyeler respectivement en 1999 et 2002, mettaient en évidence l’influence d’un maître sur les générations suivantes, avec pertinence. C’est un peu la même démarche qui guide « Francis Bacon et la tradition », à ceci près que le jeu d’influences est ici inversé : l’œuvre de l’artiste est étudiée face aux chefs-d’œuvre anciens qui ont pu la nourrir.

Ce goût pour la peinture du passé ancre Bacon (1909-1992) dans une histoire de l’art qu’il revisite en la transcendant, de la manière la plus nouvelle et la plus audacieuse. Imaginée par Wilfried Seipel, directeur du Kunsthistorisches Museum de Vienne où elle a d’abord été présentée, et Barbara Steffen, commissaire invité, l’exposition rassemble une quarantaine d’œuvres de Bacon, de célèbres triptyques – Three Portraits (1973) –, plusieurs versions du pape criant ou des variations autour d’un tableau perdu de Van Gogh, une série d’œuvres qu’il a réalisée en Arles sur les traces de l’artiste hollandais d’après un Autoportrait sur la route de Tarascon (1888) qu’il n’a sans doute pas vu, et qui a fait l’objet d’une présentation complète en 2002 à la fondation Vincent Van Gogh. Parmi près de quarante œuvres de confrontation, on retiendra deux Titien, le Portrait du cardinal Filippo Archinto, conservé au Philadelphia Museum of Art et le Portrait du pape Paul III provenant du Kunsthistorisches Museum de Vienne, Œdipe et le Sphinx d’Ingres (National Gallery, Londres), qui a directement servi de modèle pour l’œuvre de Bacon sur ce thème, des pastels de Degas ou des dessins de Picasso des années 1920, faisant face aux œuvres graphiques surréalistes de Bacon des années 1930. Sont également projetés des films de Buñuel (Le Chien andalou) et d’Eisenstein (Le Cuirassé Potemkine), dont certains plans ont été transposés dans des toiles de Francis Bacon.

Plus encore que des originaux qu’il peut contempler dans les musées, Bacon s’inspire d’images de ces tableaux, documents qu’il peut retoucher ou modifier à sa guise. Son atelier est jonché de reproductions, de photographies qui constituent autant d’éléments susceptibles de nourrir son œuvre, une mémoire visuelle dans laquelle il puise. Le regard que pose le peintre sur le monde qui l’entoure passe souvent par la vision qu’en ont eu d’autres artistes, mais Bacon ne se contente pas de s’inspirer, ni même de réinterpréter. C’est là tout l’intérêt et l’ambiguïté de son œuvre – et de cette exposition –, de déterminer la nature exacte de ses rapports à la tradition. Le parcours propose des lectures et des rapprochements, sans tomber dans le piège de faire dire à l’artiste ou à ses œuvres ce qu’ils n’avaient pas l’intention de dire.

Elle s’appuie sur un choix souvent inédit de photographies, de croquis et de reproductions provenant de l’atelier londonien de l’artiste, aujourd’hui conservés à la Hugh Lane Municipal Gallery of Modern Art de Dublin, ville natale de l’artiste. Ces documents sont autant de témoignages et d’étapes décisives entre l’œuvre de référence et ce que Bacon transcrit dans ses visions à la fois horrifiantes et sublimes.

Le drame de l’existence humaine et la représentation du corps, qu’il résume à des formes organiques, sont au centre des préoccupations picturales de Bacon, qui privilégie la représentation de personnages isolés (le pape, Van Gogh…), habitant des espaces clos, oppressants, abstraits, dans des postures quotidiennes (assis, debout, couché). De ce décalage entre le classicisme de la pose et
les métamorphoses de la figure naissent l’étrangeté et l’inquiétude qui traversent toute l’œuvre. L’usage du triptyque contribue à cloisonner, à isoler encore plus les personnages, les bords du tableau empêchant toute communication et renvoyant chacun à lui-même, dans des images séquentielles, fragmentées, proches du découpage cinématographique.

« Francis Bacon et la tradition de l’art », BÂLE (Suisse), fondation Beyeler, Baselstrasse 77, tél. 061 645 97 00, www.beyeler.com, 8 février-20 juin, cat. 380 p., 210 ill., 59 FS (env. 38 euros).

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°555 du 1 février 2004, avec le titre suivant : Francis Bacon et la tradition, regards croisés

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