Les mystères de la conquête de l'Ouest

Par Bénédicte Ramade · L'ŒIL

Le 2 novembre 2007 - 864 mots

Quand la politique et la raison d’État se jouent des mythes et des légendes, et sculptent des territoires à la mesure de leurs idéaux. Ce qu’en disent les artistes...

Lorsqu’on visite une telle exposition, on doit oublier tout ce que l’on croit connaître de l’Ouest américain, John Wayne et Les Douze Salopards, les saloons et Lucky Luke, le mythe du bon sauvage ou du Peau-Rouge assoiffé de scalps. Il faut au moins cela pour se familiariser avec justesse et finesse avec l’art et la mythologie du Far West.

Créer une identité commune
Le voyage initiatique peut ainsi commencer à travers les paysages dramatiques peints par Thomas Moran et Albert Bierstadt, chantres d’une nature sublime et inviolée, défenseurs du ­Yellowstone, pour le premier, du Yosemite, pour le second, qu’ils contribueront tous deux à faire classer en parcs nationaux. On peut être surpris et dérouté devant l’invraisemblance de certains coloris et effets atmosphériques, l’emphase luministe de l’aube sur de paisibles bisons. Si la technique picturale est empruntée à l’art européen, la destinée de ces toiles est bien originale.
Mélange complexe d’observation, de philosophie naturaliste, de nationalisme et de théologie, ces toiles jouaient un rôle primordial dans la jeune société américaine. Celui de véhicule, d’outil de communication auprès d’une nation composite, capable de ressentir un sentiment commun de filiation devant de tels sites naturels. Une fois ajustés aux canons et anoblis par la peinture, ces « monuments » devenaient le patrimoine unique de tout Américain. Ces espaces étaient un don de Dieu, immanents dans la lumière et accessibles dans une logique de conquête.
Cette mission est devenue d’autant plus essentielle après la fin de la guerre de Sécession, en 1865, qu’il fallait fabriquer un nouveau sentiment identitaire. À cela s’ajoute l’influence des entreprises ferroviaires, empressées de vendre le voyage vers les sources de l’américanité. Certaines n’hésitaient pas à engager des maîtres comme Thomas Moran pour illustrer ces territoires enfin accessibles grâce au progrès technique.
En ces années 1860-1870, le mythe fondateur de la « Frontière » est encore vif. Ce mythe est difficile à comprendre en Europe, tellement ambivalent, entre une recherche quasi mystique du point de rencontre entre la civilisation et le monde sauvage, la légitimation d’une conquête sans considération pour la culture indienne et un potentiel naturel surestimé. Cette notion de « Frontière » sous-tend toute cette exposition jusqu’en 1893, année où son terme est décrété, début de la fin du Far West.
Les fonctions idéologiques, économiques, religieuses et sociales dévolues à la peinture américaine (comme à la photographie) auront raison de son intérêt esthétique aux yeux des Européens, peu enclins à intégrer la philosophie pragmatique américaine à l’art. Il faudra presque un siècle pour que celui-ci puisse enfin être considéré, avec toutes ses ambiguïtés, comme digne d’intérêt.
L’exposition rouennaise dit d’ailleurs peu de choses du rôle de cette peinture dans la propagande gouvernementale, de son destin national. On raille facilement le principe de narration, parfois si étouffant dans certaines des compositions, mais il est indispensable à l’édification symbolique d’une histoire commune. Histoire qui emprunte aux grands mythes universels pour mieux remporter l’adhésion de cette nation du fameux ­melting-pot.

Un réalisme un brin kitsch
Avant la ruée vers l’or de 1848, les pionniers étaient réticents à se lancer vers l’Ouest, il était donc inutile de stigmatiser la violence des peuplades indiennes. L’élan conquérant amorcé, la valorisation se devait d’adhérer à l’idéal progressiste du gouvernement. La peinture narrative y joua à nouveau un rôle clef.
Évoluant à un rythme bien différent de l’impressionnisme puis du postimpressionnisme européens, la peinture d’un Frederic Remington ou d’un Frank Johnson témoigne cependant de lentes évolutions stylistiques. Davantage préoccupée par la concurrence que lui livrent les photographes, elle rivalise surtout d’effets d’instantanéité. Même la sculpture en bronze adopte ces postures tendues et dynamiques dignes d’un arrêt sur image. Elles offrent un pendant inédit aux tableaux, il faut l’admettre, au style parfois un brin kitsch.
Ce réalisme pose judicieusement la question de l’illustration, de son statut artistique. Déprécié en raison de sa popularité, ce genre rassemble pourtant nombre d’excellents peintres, comme le démontrent la dernière salle et le texte du catalogue « Les illustrateurs sont-ils des peintres ? », du conservateur ­Laurent Salomé. Celui-ci aborde « l’apartheid esthétique » subi par des artistes comme Maynard Dixon ou Newell Convers Wyeth et réhabilite ces images empreintes de nostalgie pour cet Old West. Manière aussi, dans ces années 1920 et 1930, de rassurer une société en crise, de réaffirmer un socle commun et héroïque.
La fonction publique et idéologique de cet art américain, si elle n’est que timidement esquissée dans le parcours, est bien l’une des leçons les plus passionnantes de cette remarquable incursion dans les terres de l’Ouest.

Repères

1848 Ruée vers l'or en Californie. 1851 Premier traité de Fort Laramie : les colons peuvent traverser les territoires indiens moyennant un droit de passage. 1874 Le lieutenant-colonel Custer annonce la découverte d’or dans les montagnes sacrées sioux des Black Hills. 1876 La bataille de Little Big Horn est l’un des plus importants affrontements entre Indiens (la coalition Sioux et Cheyennes de Sitting Bull) et l'armée américaine conduite par le général Custer. 1889 Les territoires indiens sont ouverts aux colons. 1934 L’État fédéral met fin au processus de parcellisation des terres indiennes et reconnaît aux tribus indiennes le droit à l’autonomie.

Autour de l’exposition

Informations pratiques « La mythologie de l’Ouest dans l’art américain, 1830-1940 », jusqu’au 6 janvier 2008. Commissaire”‰: Laurent Salomé. Musée des Beaux-Arts de Rouen, esplanade Marcel-Duchamp, Rouen (76). Ouvert tous les jours sauf le mardi de 10 h à 18 h. Tarifs”‰: 4,50 € et 3 €. Tél. 02”‰35”‰71”‰28”‰40, www.rouen-musees.com

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°596 du 1 novembre 2007, avec le titre suivant : Les mystères de la conquête de l'Ouest

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