Histoire de l'art

Henri Focillon, de l’écrit... aux images

Par Guillaume Morel · L'ŒIL

Le 1 mars 2004 - 1483 mots

Historien, critique d’art, enseignant et directeur des musées de Lyon, Henri Focillon (1881-1943) a publié de nombreux textes dont le plus célèbre, Vie des formes, paraît en 1934. L’exposition du palais Saint-Pierre évoque ce spécialiste aux goûts multiples dans un musée imaginaire de plus de cent cinquante œuvres, où dialoguent l’écrit et l’image.

Son nom demeure aujourd’hui moins connu que ceux de certains de ses élèves comme André Chastel ou Charles Sterling. Pourtant, Henri Focillon a marqué l’histoire de l’art, à la fois par des ouvrages fondamentaux et par le caractère multiple de ses activités, de son poste de directeur des musées de Lyon entre 1913 et 1923 (le musée des Beaux-Arts mais aussi le musée Guimet) à ses cours à la Sorbonne lorsqu’il est appelé en 1924 à succéder à l’historien de l’art médiéval Émile Mâle. Il s’affirme comme un grand critique d’art, curieux de tout et travaillant de manière aussi précise sur le Moyen Âge que sur les arts asiatiques, sur la gravure à l’eau-forte que sur la peinture du XIXe siècle. C’est son éclectisme qui est en premier lieu intéressant. Focillon montre une façon de travailler, une ouverture d’esprit à l’opposé des spécialisations d’aujourd’hui, en revendiquant le droit de parler de tout, sans cloisonner les disciplines, les périodes ou les artistes.
Il est difficile – mais ambitieux –, d’organiser une exposition autour d’un écrivain ou d’un critique, encore davantage lorsque celui-ci n’est pas connu du grand public et que ses écrits ne sont pas parmi les plus faciles d’accès. Le style de Focillon est très imagé, chargé d’épithètes qui noient parfois l’idée dans des évocations poétiques ; une belle écriture dont André Chastel louait « les joyaux rares, les formules parfaites, les trouvailles définitives ». Que montrer, comment rendre compte de l’homme en évitant un parcours trop biographique et donc rébarbatif, faire passer l’essentiel d’une pensée sans ennuyer ? L’exposition du musée des Beaux-Arts de Lyon, conçue par Christian Briend – conservateur – et Alice Thomine – conseiller scientifique à l’Institut national d’histoire de l’art –, assistés de Colin Lemoine, chargé d’études et de recherche à l’INHA, évite ces écueils. Dans un « musée imaginaire » très construit, elle explore de façon chronologique les grands chapitres de l’activité et de la pensée de Focillon, en rapprochant œuvres et citations.

Une vision neuve de l’art médiéval
Les goûts artistiques de Focillon s’éveillent très tôt, par l’intermédiaire de son père qui est graveur, et dont plusieurs feuilles sont ici présentées aux côtés de celles de grands maîtres de l’eau-forte comme Rembrandt (Paysage aux trois arbres), Dürer et Piranèse (Le Pont-Levis), sur lequel Focillon rédigera une thèse, publiée en 1918. Cet ensemble de gravures constitue d’ailleurs l’un des points forts de l’exposition. Pour évoquer Focillon directeur du musée des Beaux-Arts, une salle est consacrée à quelques-unes des acquisitions qu’il a pu faire. Premier directeur à être un historien de l’art professionnel, il souhaite dès son arrivée réaménager les espaces, ce qu’il fera en deux temps, en 1914 avec une première réorganisation des collections interrompue par la guerre, et en 1919 avec l’ouverture de nouvelles salles. Durant ses dix années à la tête du musée, il mène, malgré des moyens restreints, une politique d’acquisition ambitieuse. Il achète de nombreux dessins du xixe – Ingres, Delacroix, Prud’hon –, beaucoup de toiles de petit format (Rembrandt âgé de Fantin-Latour, ill. 2), ainsi que des miniatures persanes (ill. 3) présentées ici pour la première fois depuis l’époque de Focillon. En 1924, ce dernier rejoint Paris où une nouvelle voie s’ouvre à lui, celle de l’enseignement, à la Sorbonne puis au Collège de France. C’est à ce moment-là qu’il se plonge dans le Moyen Âge dont il deviendra l’un des spécialistes les plus reconnus. Il se passionne particulièrement pour la sculpture romane, comme en témoignent ici quelques originaux et de nombreux moulages, très importants à l’époque pour la connaissance de l’art médiéval. Beaucoup proviennent du musée des Moulages que Focillon a développé à l’université de Lyon, basant son enseignement sur le contact direct avec la matière et l’apprentissage des techniques. Dans L’Art des sculpteurs romans (1931), Focillon propose une étude approfondie de la composition formelle des œuvres, des lignes et des volumes. À l’inverse d’Émile Mâle, il laisse de côté les questions relatives à l’interprétation et les problèmes de classification et de chronologie des écoles qui opposent alors les archéologues français à l’Américain Arthur Kingsley Porter. Il se concentre sur les spécificités de la sculpture romane, qu’il étudie dans son rapport à l’architecture et pour ses caractéristiques propres, son relief, son modelé, sa géométrie, poussant ainsi au plus loin sa recherche sur les lois internes de la création des formes.
Après une évocation de son enseignement et quelques vitrines documentaires consacrées à ses élèves André Chastel et Charles Sterling, l’exposition aborde la Vie des formes, ouvrage poétique et philosophique publié en 1934 qui synthétise ses recherches sur l’art médiéval et prolonge celles de La Peinture aux XIXe et XXe siècles, paru en 1928. Selon Focillon, l’œuvre a une vie spécifique, quelle que soit son histoire, son contexte ; elle est avant tout une forme. Cette salle évoque quatre aspects fondamentaux dans le développement de sa pensée : la figure féminine (ainsi Danseuses sur la scène de Degas, ill. 6 ; Femme mauresque de Chassériau), la matière picturale (Cézanne comme Monticelli), le Moyen Âge (chapiteaux romans) et le paysage au XIXe siècle à travers des œuvres de Théodore Rousseau ou Jules-Louis Dupré. Quatre « pôles » au centre desquels sont exposées les Mains d’amants de Rodin (ill. 9), un marbre de 1904, faisant écho à une citation de Focillon sur l’éloge de la main – l’auteur a peu écrit sur la sculpture mais apprécie Rodin et une autre de ses œuvres, son monumental Homme qui marche, accueille le visiteur à l’entrée de l’exposition. Au risque d’être parfois un peu trop présente (les lumières de la salle des gravures), la scénographie confiée à l’agence Pylone – qui a œuvré dernièrement au Grand Palais pour l’exposition « Gauguin Tahiti » – sert le propos dans un souci de clarté : des murs de couleurs différentes pour chaque section et des trouées permettant d’apercevoir d’un coup d’œil une autre salle, en évitant ainsi un cloisonnement trop strict.

Focillon et l’art de son temps
La partie consacrée à l’art moderne est, sur le plan artistique, certainement la plus faible. Parce que Focillon reste dans ses choix un homme du XIXe siècle, comme l’explique Pierre Vaisse dans le catalogue de l’exposition. Dans ses écrits, il ne traite ni de dada, ni du surréalisme, ignore l’expressionnisme allemand, minimise l’importance du cubisme et du futurisme, se montrant davantage séduit par le « retour à l’ordre » qui règne dans l’entre-deux-guerres. Selon Alice Thomine, « cette salle montre les limites de l’historien de l’art face à l’art de son temps ». Ses goûts en matière d’art moderne n’ont rien de révolutionnaire, il n’est pas un visionnaire. L’accrochage alterne donc œuvres d’artistes célèbres comme Bonnard, Modigliani, Vlaminck, Utrillo ou Foujita (ill. 7) et découvertes inégales (belle surprise avec les Bananes d’Émilie Charmy ou les Effets de neige du Canadien James Wilson Morrice), en s’appuyant sur des citations extraites de La Peinture aux XIXe et XXe siècles. On l’a vu, Focillon s’intéresse à toutes les époques, tous les domaines. Il n’est donc pas étonnant qu’il ait aussi été curieux de l’Asie et de la latinité, qualifiées dans l’exposition de « nouveaux territoires de l’art ». Focillon dépasse les découpages d’écoles et de pays, s’intéresse à l’art populaire, à la peinture de l’Italien Boldini, à celle de l’Espagnol Zuloaga, beaucoup à l’art roumain et particulièrement aux œuvres de Grigorescu, considéré par l’historien comme l’un des plus grands peintres roumains. Il se révèle très pointu sur les arts d’Extrême-Orient, comme en témoignent deux belles peintures bouddhiques du Tibet (xviiie siècle) qui n’avaient jamais quitté les réserves, une série d’Hokusai (ill. 1) – Focillon lui a consacré un petit livre en 1913 – et une partie de la collection de céramiques japonaises, coréennes et chinoises du musée, riche de quatre cents pièces.
Organisée dans le cadre des manifestations célébrant le bicentenaire du musée des Beaux-Arts de Lyon, cette exposition est importante à plus d’un titre. Au-delà de l’intérêt même de son sujet, elle permet de redécouvrir une partie des collections du musée et tout un pan de l’histoire de celles-ci. « Henri Focillon et les arts », dont l’idée revient à Michel Laclotte, est aussi la première grande exposition dont l’Institut national d’histoire de l’art est partenaire.

L'exposition

L’exposition « La Vie des formes, Henri Focillon et les arts » est ouverte du 22 janvier au 26 avril, tous les jours de 10 h à 18 h, sauf le mardi , le vendredi de 10 h 30 à 18 h. Tarifs : 8 et 6 euros. LYON (69), musée des Beaux-Arts, 20 place des Terreaux, Ier, tél. 04 72 10 17 40.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°556 du 1 mars 2004, avec le titre suivant : Henri Focillon, de l’écrit ...aux images

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