Filmer la peinture / 2

L'ŒIL

Le 1 mars 2004 - 776 mots

Allons au bout de cette hypothèse un peu folle : le musée n’est qu’un média possible de la connaissance de l’art pictural, et la vidéo en est un autre. Que la vidéo offre à voir des morceaux de l’œuvre que le musée empêche de connaître – à cause des reflets de la fenêtre d’en face, ou de la présence d’une vitre, ou de l’éclairage insuffisant, ou du manque de recul ou du grand format de l’œuvre – c’est une affaire entendue. Tels sont les avantages de la vidéo sur le musée : mieux voir la composition, les sous-tableaux, les détails, bref, le territoire entier du tableau dans toute sa complexe richesse. Mais connaître un tableau n’est pas seulement connaître sa composition dans ses moindres détails, encore faut-il pouvoir en apprécier les couleurs, la matière et l’échelle – aspects de la peinture que le musée restitue a priori mieux que la vidéo...
La couleur tout d’abord. Il semble une évidence qu’aussi performants soient les capteurs vidéo d’une caméra qui filme un tableau, leur fidélité chromatique ne sera jamais aussi certaine que les couleurs qui ont été filmées. Si A se veut l’image, la copie ou le clone parfait de B, A sera peut-être un jour identique à B, mais ne pourra jamais lui être plus identique à B que B l’est de lui-même ! Il est donc a priori absurde, par quelques prodiges de la technique qu’on puisse imaginer, que la vidéo qui filme les vraies couleurs puisse battre le musée qui les abrite. Je suis bien conscient que la surface ultra lisse, légèrement asymptotique et constamment scintillante de l’écran est déjà très loin de ressembler à la surface peinte d’un tableau. Mais même en imaginant la science-fiction d’un procédé qui recrée à l’identique les reliefs et la texture de la toile peinte, l’œuvre authentifiée demeurera toujours la seule source sûre de ses copies éventuelles. Si j’insiste tant sur ces évidences, c’est en pensant aux esprits baudrillardiens dont je ne voudrais qu’ils croient que mes propos vont dans leur sens, en imaginant que l’image numérique dont je prends la défense serait « plus vraie que le vrai ». Je ne fantasme pas sur ces réalités virtuelles qui vous rendent tout heureux d’avoir traversé la ligne jaune du bon sens, accèdant à un territoire paradisiaque où serait abolie la différence entre l’original et sa copie, le réel et la fiction, la cause et la conséquence – dans un aveuglement idéologique qui force à « oublier » que les indispensables écrans, lunettes et gants-capteurs de leurs délires n’ont rien de virtuels. C’est pour une tout autre raison que les couleurs de la vidéo me semblent apporter un supplément non négligable à la connaissance, raison qui m’oblige à faire une courte parenthèse sur la restauration des tableaux.
On connaît la querelle qui oppose la politique anglo-saxonne des musées, qui nettoie les tableaux pour leur faire retrouver les « vraies couleurs », de la politique française qui conteste cette certitude craignant que le nettoyage des vernis n’entraîne en réalité une altération irrémédiable qui nous condamne à ne jamais retrouver les couleurs. Si le discours de chacun des deux camps contient d’infinies subtilités dans lesquelles je ne saurais rentrer, la différence entre les deux politiques saute aux yeux dans les salles des musées : les Poussin du Louvre sont quasiment ténébristes à côté de ceux de Londres ou de Washington. Les Français ont peut-être raison de penser que les Poussin anglo-saxons sont « pop », et les Anglo-Saxons de penser que les Poussin français sont « sales ». Les uns sont accusés de courte vue, voire de libéralisme jouisseur, en « nettoyant au Karcher » les chefs-d’œuvre de l’humanité et les autres de rigidité patrimoniale, voire d’idolâtrie aveugle, en « sacralisant moins l’œuvre que la crasse qui lui est dessous ». Je n’ai pas d’avis légitime à donner dans ce débat qui repose entièrement sur une réalité qu’on ignore tous : de quelles couleurs étaient les tableaux au sortir de l’atelier ? Je n’ai pas d’avis mais je suis bien content de voir à quoi ressemble un Poussin nettoyé, choyé par les uns et vilipendé par les autres.
Or, quelle solution me reste-t-il pour voir ce que donnerait une restauration de ses tableaux parisiens, sans toucher à la toile, un jour de grande affluence, tout de suite ? Il me suffit de faire ce que dont le monde a la permission au Louvre : je sors une petite caméra numérique, sans la poser sur un pied, sans apporter de lampe. J’augmente doucement le diaphragme, et je contemple sur l’écran LCD les couleurs à nouveau radieuses de L’Inspiration du poète. Faites de même.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°556 du 1 mars 2004, avec le titre suivant : Filmer la peinture / 2

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