L’habitacle rêvoir de Jouve

L'ŒIL

Le 1 avril 2004 - 471 mots

Ustensile ou sculpture ? « Objet » ou « abstraction » ? Que préférer chez Jouve ? Le créateur de formes ou le continuateur d’une tradition et d’un métier ? Faux débat quand on connaît l’inventeur qui sait libérer la forme utilitaire. Faux dilemme que déjoue cette pièce ni utile, ni formelle. Coquillage ou maquette d’architecture ? Tout dépend dans quel pays se trouve Gulliver. Chez les nains ou les géants ? Cet habitacle non identifié aurait convenu aux chimères improbables du musée de la Chaux de Fonds, comme cet « agoraphobe pusillanime » mis en scène récemment par Didier Ottinger à Monaco(cf. L’Œil n° 553, p. 42). Proliférant, instable, multiple, répétition et variation d’un arc qui engendre des perspectives inattendues, l’objet de Jouve laisse soupçonner un labyrinthe interne, réceptacle lointain des rumeurs du monde, où il fait bon vivre, dans les courants d’air de l’indécision. « Quel est celui d’entre nous qui, dans de longues heures de loisirs, n’a pris un délicieux plaisir à se construire un appartement-modèle, un domicile idéal, un rêvoir ? », écrivait Baudelaire pour présenter La Philosophie de l’ameublement d’Edgar Poe. Comme le lettré chinois qui habitait en imagination la pierre trouée placée dans son jardin, j’irai rêver dans cette terre cuite de Jouve.
On sait que c’est la céramique, pendant la guerre, à Biot, qui avait permis à André Bloc, alors rédacteur en chef d’Architecture d’aujourd’hui, de s’affranchir. Lui qui écrivait sur les artistes et appelait de ses vœux une « union des arts » autour de l’architecture, devenait créateur à son tour. « Moi aussi, je suis potier… » Quelques années plus tard, il faisait de l’imagination la matière de ses habitacles. Processus différent chez Jouve qui part de variations formelles, trous, bosses et creux sur ses pieds de lampe et ses tabatières de la fin des années 1940, pour arriver à ces formes libres qui s’élancent dans l’espace ou roulent, toupies géantes, sur le sol. Un cendrier part d’un galet, mais la forme
immaculée s’incurve, s’aplatit, reçoit un glacis de couleur, terrasse vernissée surmontant un promontoire. Un pichet zoomorphe est l’occasion d’une de ces envolées formelles. Les yeux du volatile, une chouette, s’enroulent et de ces spirales naissent des vagues et des volutes qui tournoient autour de la panse. Minerve n’y reconnaîtrait pas son animal fétiche. Notre habitacle, une pièce rare que l’on peut dater autour de 1950, adhère au contraire à la terre d’où semblent surgir ses arcs hyperboliques. Sa matière crémeuse, craquelée, ses formes pleines appellent la caresse et en font un « objet agréable » pour rappeler, par antiphrase, les inventions sadiques de Giacometti. Aussi à l’aise sur le fouillis d’un bureau qu’immobile, isolé, mystérieux, sur l’épais plateau de bois d’une table de Prouvé ou de Perriand, ces autres artistes que Philippe Jousse, comme Jouve, a contribué à faire redécouvrir.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°557 du 1 avril 2004, avec le titre suivant : L’habitacle rêvoir de Jouve

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