Filmer la peinture / 3

L'ŒIL

Le 1 avril 2004 - 723 mots

La vidéo donne mieux à voir tout ce que le peintre a mis dans son tableau (cf. L’Œil n° 554). La vidéo peut même corriger les couleurs des toiles encrassées ou mal éclairées (cf. L’Œil n° 555). Quant à la matière peinte – luisante, lisse, humide, transparente, diaphane, rêche, grenée, épaisse, empatée… – l’expérience montre que l’image numérique en perçoit aussi bien la diversité que l’œil nu peut le faire, essayez vous-même si vous ne me croyez pas. Je ne parle ici que des aspects optiques de sa ductilité, mais comment pourrait-il être question d’autre chose puisque le musée ne donne, pas plus que la vidéo, le droit de toucher aux tableaux...
Reste l’échelle du tableau filmé, que la vidéo ne restitue pas. Sur l’écran de la télévision, les Descentes de croix de Rubens (qui montent jusqu’au plafond de la splendide exposition de Lille) y sont de la même taille que leur esquisse peinte. C’est en général sur cette nécessité du rapport scalaire entre le tableau et le corps de celui qui le regarde, que se fonde l’argument principal de la suprématie du musée sur la vidéo : l’image est sans dimensions définies, tandis que la peinture a une réalité dimensionnelle qui compte. Impressionné par la monumentalité des tableaux d’église de Rubens, dont il est peu facile d’embrasser du regard la totalité du triptyque, je dois lever la tête pour voir celle du Christ qu’on descend de sa croix. N’ayant pas de « vision périphérique », la caméra peut bien sûr zoomer de l’image réduite du monumental triptyque jusqu’à l’image agrandie d’un de ses sous-tableaux. Mais elle ne fait pas bien la différence dimensionnelle entre un zoom développé dans un grand Rubens, peint à la brosse, et celui développé à l’intérieur d’un petit Vermeer, dont l’exécution au pinceau fin nourrit une densité équivalente de détails – de sorte que l’écart entre le tableau entier et sa partie zoomée soit comparable chez les deux peintres. Que la caméra confonde ainsi le zoom fait dans un grand tableau avec celui fait dans un petit tableau, comme s’ils avaient la même taille, est certes un inconvénient de la vidéo. Mais l’inconvénient est relatif, car si la différence que chacun fait à l’œil nu entre ces deux zooms est en effet spectaculaire du point de vue de la perception du tableau dans l’espace d’exposition, elle est infra mince dès que l’œil nu se concentre sur le tableau considéré comme un univers en soi – lequel n’est, sans jeu de mots, ni plus grand ni plus petit chez Rubens que chez Vermeer. Quoi qu’il en soit, je remédie tant que je peux à cet inconvénient en faisant passer un quidam devant le tableau filmé, ou en faisant traîner la caméra sur le cadre sculpté, ce qui donne une indication d’échelle au spectateur, même si elle est plus informative que vécue.
À ce stade de la discussion, on serait en face de deux thèses parfaitement conciliables, consistant à reconnaître aux deux médias des avantages complémentaires. À la vidéo : le détail des compositions, la qualité de la lumière, la correction des couleurs. Au musée : le sentiment de l’échelle et la présence physique de l’œuvre.
Chaque avantage n’a pas le même poids pour tout le monde, et je sais combien la « présence physique de l’œuvre » a quelque chose d’essentiel qui l’emporte, dans l’esprit de beaucoup de mes amis, sur une éventuelle meilleure visibilité. Et pourtant, le problème de la visibilité est particulièrement grave dans le cas des très grands formats, qui exigent un recul d’une dizaine de mètres pour être vus en entier. À cette distance, les meilleurs yeux ne peuvent distinguer, dans le magma des zones grises et colorées de cette Immaculée Conception, l’archet de l’ange musicien, les silhouettes qui marchent sous l’immense portique, et tous les espaces emboîtés qui font le génie du Greco. En imaginant que la peinture est en parfait état, que l’éclairage est optimal, que l’exposition de Londres est déserte, elle demeure aussi peu visible au musée que sur cette carte postale. En conclusion, il faudrait voir l’œuvre « en vrai » pendant vingt secondes et en saisir l’échelle – pour mieux la déguster par la suite, en vidéo, quelques heures durant.

- « Rubens», palais des Beaux-Arts, Lille, jusqu’au 14 juin - « Le Greco », National Gallery, Londres, jusqu’au 23 mai.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°557 du 1 avril 2004, avec le titre suivant : Filmer la peinture / 3

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